J’ai prêté le livre à un ami, et comme tout ce que je prête, il ne me l’a jamais rendu. Mais mon souvenir est assez clair, et puis j’ai les notes de mon exposé oral sous les yeux. Three dialogues between Hylas and Philonous a été publié par Berkeley à la suite des critiques acerbes de la part de Londres contre sont précédent édit, Principles of Human Knowledge, dans lequel il expose sa thèse de l’immaterialisme. La plupart des intellectuels londoniens, qui avaient un bagage philosophique très scolastique, l’avaient entre autres accusé de scepticisme. En véritable Platon des temps modernes, Berkeley a alors réagi en publiant ces trois dialogues dans lesquels, sous la forme d’un développement maïeutique, il reprend point par point les critiques formulées à son encontre pour les démonter.
Ainsi, Berkeley met en scène un débat entre Hylas, personnage représentatif des intellectuels de son époque, et Philonous, son propre porte parole. Philonous affirme qu’"il n’y a rien de tel que ce que les philosophes appellent substance matérielle". Loin de moi l’idée de partir dans un développement sur l’immaterialisme, et je vais donc en venir au point qu’il m’intéresse.
Après une telle assertion, Hylas rapporte que les autres intellectuels disent de Philonous qu’il est un sceptique. Et là, Philonous, au lieu de péter un plomb, sourit avec indulgence (je romance un peu, pour la forme, et parce que c'est marrant). Il prend Hylas par sur ses genoux, lui offre une patte de fruits et le rassure en lui affirmant qu’il n’est pas sceptique, et que de toute façon le scepticisme est leur adversaire commun. Et Hylas d’écarquiller les yeux tout ronds en suçotant sa patte de fruits:
-Comment? Vous doutez de l’existence de la matière, et vous dites que vous n’êtres pas un sceptique?
-Grands dieux non mon ami qui êtes si blond et si gominé! Crachez moi cette patte de fruits avant de vous étouffer. D’abord, qu’est-ce qu’un sceptique?
-Quelqu’un qui doute de tout, tout comme vous, sans aucun doute!
-Dieu vous pardonne, mon enfant, d’exprimer de tels ignominies envers le porte parole virtuel de Mgr Berkeley, évêque de la sainte Église Catholique! Mais je vais absoudre immédiatement ce sacrilège en changeant votre façon de penser! Dites-moi, comment définiriez-vous le fait de douter de tout?
-Eh bien, assurément, lorsqu’on doute de tout, l’on suspend son jugement.
-Or donc, suis-je en train de suspendre mon jugement lorsque j’affirme l’inexistence de la matière.
-Et qué? Heu…
-Nier et affirmer, n’est-ce pas là avoir du jugement, ou au moins un peu de jugeotte, saperlotte?
Et voilà comment Berkeley se défend d’être sceptique.
Ce qu’il n’a pas vu, ou du moins ce qu’il semble ne pas développer dans la suite du dialogue, c’est la dimension morale de son argumentation. A travers Hylas, Berkeley accuse toute l’intelligentsia scolastique de faire l’amalgame entre nier l’évidence et douter. Amalgame qui est toujours d’actualité: d’aucuns dira à coup sûr aux athées que ce ne sont que des sceptiques sans bonne volonté. Pauvres de vous, jeunes idiots avec vos grands mots vides! Mais non, l’athée ne doute pas de l’existence de Dieu, enfin quoi! L’athée ne doute pas non plus de l’inexistence de Dieu, il en est certain, il la revendique!
L’agnostique lui est sceptique, le pauvre bougre. Il est comme l’âne de Buridan qui mourra de faim et de soif parce qu’il est incapable de choisir entre le seau d’eau et la botte de foin.
Je vous le dis donc, amis philosophes et ennemis des sceptiques, lorsqu’on vous dit «*la cuiller n’existe pas*», pensez que vous avez affaire à un genre d’athée de la réalité qui n’a peut-être pas fait que s’abrutir devant les débilités de Matrix, et dites-vous bien que si vous n’avez rien pour lui prouver le contraire (l’expérience des sens n’a pas de valeur pour lui, puisque «*la cuiller n’existe pas*»), le sceptique dans l’histoire c’est alors vous.