Zarathoustra/Bouddha
Vers un lexique commun de Christian Globensky
aux éditions de l’Harmattan
ISBN_:_2-7475-6205-5_• mai_2004_• 218_pages
http://www.editions-harmattan.fr/ind...livre&no=17431

Il peut sans doute paraître surprenant de vouloir faire un rapprochement entre ces deux noms, Bouddha et Nietzsche, que tout semble opposer : plus 2 500 ans les séparent ; l’un est fondateur d’une religion, l’autre est l’ennemi du christianisme. Alors qu’une véritable « bouddhamania » s’empare de l’Europe, ébranlant ainsi non seulement nos conceptions religieuses mais aussi notre exercice de la laïcité, il paraîtopportun de brosser le portrait de ces deux philosophes athées, de l’Orient et de l’Occident et de tenter, par-delà ce qui les sépare, de les rapprocher afin d’entrevoir une philosophie de l’avenir. Nous répondrons ainsi peut-être à l’intuition nietzschéenne selon laquelle « seule une telle combinaison apportera aux futurs
penseurs la solution à l’énigme du monde. »
globe’n’sky

Christian Globensky, titulaire d’un doctorat de l’Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, est plasticien multimédia. Il vit et travaille à Paris et enseigne à l’École Supérieure des Beaux-Arts de Metz.



PROLOGUE (EXTRAIT)


« L’horreur, l’horreur… l’horreur… ». Tels furent les trois derniers mots scandés par l’un des plus célèbres colonels du cinéma de guerre américain. Agonisant, halluciné par la terreur et la souffrance, Kurt (alias Brando) extirpe la puanteur du mensonge de son être, en répétant ce mot, tel un mantra, jusqu’à son dernier souffle : l’horreur. Devant ses yeux, l’horreur s’est faite chair, il a vu son visage, son « masque. » Le même masque qu’Eschyle porta sur la scène de la tragédie attique. Et sous ce masque, un dieu, Dionysos posait la même question aux Hellènes : comment ne pas devenir fou devant tant d’horreurs et de souffrances, devant une apocalypse qui se déroule là, sous nos yeux, now…

Apocalypse Now de Francis Ford Coppola va bien au-delà de son sujet, la guerre du Vietnam. Et cette fable maintenant mythique, transposée sur le mode d’un opéra psychédélique, a bien la même fonction que toutes les autres fables : celle de nous rappeler en un instant, en un éclair d’intuition, ce que des millénaires d’expériences vécues ont éprouvé, senti et professé. Oubliez un instant tous les autres films de guerre que vous avez vus. Ils ne se sont jamais aventurés dans les méandres de cette tragédie grecque, là où un individu devient beaucoup trop menaçant pour l’ordre établi. Rappelez-vous aussi que « héros », en grec, signifie « protecteur »… Ce héros est bien celui qui a le « courage » et la « volonté » de remettre en cause la cité et la loi au péril de sa vie, de son propre équilibre psychique. Et repensons enfin au Prométhée d’Eschyle ! — Eschyle, chez qui l’on trouve pour la première fois le mot « démocratie »…

Alors, ne faudrait-il pas nous reposer encore une fois tout un ensemble de questions afin de reprendre l’enquête : y a-t-il encore pour nous une manière d’endosser cette fonction, c’est-à-dire d’œuvrer par-delà le bien et le mal, par-delà l’ordre moral et religieux établi, sans pour autant devenir un outsider en proie à la folie ? Ou bien, peut-on raisonnablement croire qu’il y ait un remède, une thérapie, voire un enseignement ? Kurt incarne cette figure du Héros tragique. De métamorphoses en supplices, d’initiations en exils, gloire et honte le poussent jusque dans son ultime retranchement : la folie. Pour l’armée qui l’emploie, il ne peut y avoir d’autre diagnostic : il se prend pour Dieu ! Seul un Dieu Unique peut être aussi cruel, aussi redoutable devant les incroyants et punisseur jusqu’à l’enfer, jusqu’à l’Apocalypse du jugement dernier ! Kurt prédéfinit alors une double mission au soldat qui mettra fin à sa souffrance, l’assassin Willard : celui-ci devra, de plus, voir à ce que son fils soit épargné de l’ignominie de cette Horreur : le mensonge, la « puanteur du mensonge », qui ne doit à jamais l’aveugler.

Notre point de départ : le bouddhisme et ses origines qui nous disent et nous répètent depuis deux mille cinq cents ans que l’ignorance est le châtiment d’un Dieu Unique. Ensuite Nietzsche, qui traduit les dix commandements de Dieu en un seul : « Tu ne connaîtras point. » Puis, trois axes essentiels desquels on ne pourra dévier : ignorance, mensonge et Dieu. Partout dans le texte, nombre d’indices disséminés : à propos du Bouddha, Nietzsche, il y a plus d’un siècle de cela, nous a délivré un message très important pour nous, aujourd’hui : le Bouddha est un héros tragique. Oubliez les saints, les religieux le « sourire bonasse de la prêtraille N » : le Bouddha s’est opposé à eux toute sa vie. Il sera même victime de tentatives d’assassinats, tant le message qu’il apportait défiait les brahmanes (les grands prêtres hindous) et leurs immémoriaux fondements religieux et philosophiques. Et du reste, les brahmanes réussiront sur le long terme à rejeter le bouddhisme hors des frontières de l’Inde. On comprend alors que si l’amour universel du Bouddha est bien le noyau de son dharma=loi naturelle, beaucoup de « destructions » font aussi partie de son programme : Destruction de tout ce qui cause l’ignorance au sein de l’ordre religieux établi. Et en ce sens, le Bouddha est bien un héros tragique.