En quelques lignes -(Introduction à la métaphysique, oeuvres, Ed. du centenaires p.1394)- Bergson marque l'échec de l'expression verbale, ce qui semble limiter la communication entre deux sujets: vouloir communiquer l'apparition à moi-même d'un point de vue singulier, une impression simple, celle que laisse un vers d'Homère, exigerait un discours infini: traduction, commentaire, explication, explication de l'explication ... Comment le mauvais infini d'une énumération inépuisable, comment la multiplicité dégradée finirait-elle par exprimer l'absolu, ce qui coïncide avec soi, ce qui est le propre d'une personne, ce qui se recueille dans l'unité d'une "perception simple" ?
Il faudra donc distinguer l'absolu que seule l'intuition peut donner du relatif, du commun que l'analyse pourra toujours mettre en évidence. En effet, rejeter ce qui est commun comme ce qui ne peut déterminer adéquatement l'absolu c'est exclure le langage comme facteur de communication des essences puisque les mots rassemblent par des traits communs (concept: ce avec quoi je prend, ce qui rassemble par quelques traits communs et manque donc nécessairement l'absolu, le propre).
Chacun serait alors condamné à un terrifiant solipsisme si n'intervenait "l'intuition" comme acte de pénétration dans l'autre pour "coïncider" avec cette perception simple qui le caractérise.
Il nous faut donc interroger Bergson sur cette "intuition": non le terme général qui suggère le coup d'œil, le regard, car on voit mal comment un regard, même rapide, qui découvre un corps pourrait faire autre chose que le circonvenir, en faire le tour, multiplier des perspectives à l'infini: autant d'écarts, de manières de s'éloigner de la simplicité, de l'unité, de la perception simple qui habite l'autre.
L'intuition bergsonienne est une "saisie", ce qui signifie que ce n'est pas un regard qui ne ferait que rebondir sur un objet extérieur situé dans le cadre de l'espace. C'est dire que le corps que je vois ne me donnera jamais qu'une multiplicité d'images sans unité, séparées d'elles-mêmes et de moi par une distance infranchissable puisque, avec l'espace, en juxtaposant tout, j'ai perdu la dimension qui peut seule "réaliser" l'unité de la multiplicité, la mêlée du continu et du discontinu, la durée. Le mouvement de pénétration dans l'objet ne s'effectue donc pas dans l'espace. Voilà pourquoi "l'intuition porte avant tout sur la durée intérieure qu'elle saisit" (oeuvres Ed. du centenaire, p.1272). Comprenons que l'intuition s'oriente d'abord vers l'immédiat donné dans la profondeur du moi, alors qu'on s'attendrait à ce qu'elle se dirige plutôt vers l'objet qu'elle veut pénétrer.
Que saisit-elle, cette intuition? L'intuition bergsonienne est à l'opposé de la vue qui exige la bonne distance, l'écart des objets juxtaposés, parce qu'elle n'est rien d'autre que l'expérience vécue d'une identification du sujet et de l'objet, de sorte que, pour connaître, il faut être ce qu'on connaît. "Une croissance par le dedans" répond Bergson: un présent qui prolonge le passé et qui empiète sur l'avenir sans pour cela qu'il y ait pure et simple répétition du même. "Croissance" parce que création et développement, "par le dedans" parce que auto fondatrice d'elle même.
Qu'est-elle? Une vision sans déchirement, sans distance, puisque le sujet, l'esprit est ce qui se saisit lui même: c'est la transparence: il n'y a en effet "plus rien d'interposé" entre l'esprit et lui-même, il y a contact et "même coïncidence" (oeuvres p 1273). On n'est pas loin de la pure présence à soi de la conscience. Le point de départ de l'intersubjectivité est la certitude de l'immédiat.

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A bientôt
Joseph Llapasset