La mort est proche.
Comment le sait- tu?
Elle s'est tue.
A partir de ce silence. Dernier silence. Indépassable limite.
A partir de l'ultime donc? Ah qui pourrait, avec certitude, la fixer?
Personne certes. Et cependant...
Cependant?
Tout me laisse penser que j'ai atteint cette limite. J'ai le sentiment - peut-être n'est-ce qu'une intuition? - que l'avenir - ce qui impudique, s'étale devant moi - est encore cet immémorial passé enfoui dans mes livres.
La mémoire est plus ancienne que les souvenirs. Ne le savions-nous pas, déjà?
Il faut pour saisir le futur, délibérément lui tourner le dos.
Dirais-tu que l'avenir est la projection d'un passé oublié que les vocables exhument en se formant comme s'ils étaient, eux même, forgés par une mémoire dont nous ne pouvons prendre conscience que par à-c?
L'avenir du livre, oui.
Le livre donc demeurerait éternellement rivé au livre: continuerait sans répit à en explorer le fond: son propre fond?
Le livre plonge et se noie dans les livres encore à écrire qui ne sont que sa tentative réitérée d'échapper à la mort; c'est-à-dire à l'illisibilité à laquelle il est voué.
Nous n'écririons, alors, que le même livre?
Un livre sachant qu'il ne sera point lu dans sa totalité.
Toute vraie lecture est marquée par cette blessure.
On ne lit que ce qui a survécu à la lecture.
Ainsi le temps du livre est l'effacement d'un temps dont chaque livre éprouve la nostalgie: un temps dans une absence approché du temps, comme un livre au coeur béant du livre.
Le manque est vertige du livre. La bordure des mots espére avoir raison, un jour , de l'abîme.
Ce manque fut mon lieu.
De quels vocables t'es-tu servi?
De ceux que l'on croirait indifférents à la douleur mais que celle-ci habite.
N'y aurait-il pas des mots de joie? Pour dire la joie, serions-nous privés de mots?
Il y a une joie de la mort dans le moy: joie du dit aussitôt englouti dans le silence.
La mort s'oublie dans le dit. Elle se fuit. Hélas aucun dit n'est assez fort pour résister à son éphémère destin.
Murmure... murmure.
L'oubli de la mort est, peut-être, la chance du livre.
Tout livre est, au coeur du néant, lieu sonore que perturbent les derniers pas de la mort.
Mort du fragile instant dans le déroulement ininterrompu de la mort.
Le silence est moins vulnérable que le livre.
On ne peut écrire que sur ce silence. Le silence est maître de la durée. Les mots qu'il aligne lui doivent leur part d'éternité.
... comme si tout ce qui n'avait pas été exprimé se donnait enfin à entendre, à lire hors des mots? Dans l'espace circonscrit de leur renoncement?
...avec des mots encore mais si intériorisés qu'ils ne serait audible que pour soi.
Mots dans les mots sacrifiés, cernés au-delà de leur sacrifice.
Le secret du livre - son envoûtant mystère - serait-il, alors, ce don du silence dont la parole retrouvée ferait foi?
Si c'est à ces couches superposées de blancheur d'où lentement il émerge que tu fais allusion, je dirais que le livre s'ouvre progressivement au livre, comme l'univers allumé au soir.
Tant de vocables qui sommeillent, il nous appartient de les réveiller avec des mots de même origine.
Rendre le silence d'une nuit étoilée à l'insondable silence de la nuit c'est, d'une certaine manière, à travers les mots tus de nos allégeances, restituer le livre infini à l'infini du livre.