Pour en finir avec le solipsisme, idée terrifiante que ni le monde ni l'autre n'existent en dehors de moi....


Le problème rencontré lors de toute réflexion sur le solipsisme, c’est qu’il est très difficile de l’aborder avec sa seule froideur philosophique, sans y impliquer d’angoisse et de peur.
Car la théorie ébranle tellement l’ensemble de nos repères de vie et de connaissances qu’elle ne peut nous laisser de marbre et peut virer rapidement à l’obsession. Toute « victime » provisoire de l’hypothèse solipsiste s’empresse d’espérer pouvoir l’invalider, sous crainte de sombrer dans un désespoir philosophique et ontologique…

Que suis-je ? Cogito Ergo Sum, « je pense, donc je suis » : mon existence est LA connaissance fondamentale et irréductible de toute réflexion philosophique.
Mais QUE suis-je ?

Je suis une « chose » qui pense… c’est-à-dire qui use d’un langage pour nommer les « choses », élaborer et utiliser des concepts, et s’enrichir de lui-même. Le langage ne peut être inné, immanent, il est ce qui donne sens, il est la représentation symbolique et signifié du monde.
Sans langage, pas de pensée possible. Mais sans monde représentable, pas de langage.
Donc, sans monde, pas de pensée.

Or le solispisme est une pensée, s’affirme par le langage, donc présuppose ce qu’il dénie, et peut ce réfuter aisément de la sorte.

Imaginons toutefois la possibilité d’une tromperie fondamentale sur la représentation du monde, sur mon être même, sur mon origine (si le monde n’existe pas réellement, je ne suis plus né de ma mère) : tout ne serait vraiment qu’illusion, y compris l’acceptation du langage et sa logique telle que nous la concevons et déduisons comme désignation du monde.
Seule un tel cas de figure peut rendre envisageable le solipsime.
En toute rigueur, le solipsisme ne peut donc être envisagé sérieusement rationnellement selon nos critères de raisonnement. Cela ne l’élimine pas pour autant. Il peut être le produit d’une instance supérieure, divine, aux modalités de fonctionnement inaccessibles à ma conscience, une instance source d’elle-même.

Mais, à l’instant où je conçois cela , il me faut réexaminer ce monde, inspirateur et source de mes constructions logiques et mentales : aussi, je vais accepter de façon méthodologique que ce monde soit illusion, que ma conscience « subisse » ses effets, qu’une entité autre (un autre moi inconscient ou un quelconque Dieu en communication et interaction absolue avec moi) fabrique l’intégralité de mes perceptions et représentations, fabrique autrui de la même façon, instaurant de fausses sciences explicatives (biologie, physique, mathématiques, linguistique, philosphie etc…) destinées à m’ égarer. C’est le Dieu trompeur. Il s’ensuit paradoxalement que philosopher, penser à partir de mes référence de construction de pensée, ne pourrait donc même pas me faire aboutir au solipsisme puisqu’il est inaccessible à ses références…

Un monde « réel », créateur du mien, né de ce Dieu trompeur, me demeure donc absolument inaccessible.

Mais une chose est pourtant certaine en mon esprit : qu’il soit illusion ou réalité, cet environnement que je perçois EST là, devant moi, existe pour moi, de même qu’un paysage EST dans un rêve : il apparaît clairement à ma conscience, qu’il soit réel ou pas.
Son fait d’être n’est pas plus réfutable que mon existence et ma consciences propre, révélées par le cogito.
De même, les principes explicatifs qui me semblent le régir, qui me permettent de penser, m’exprimer, douter, énoncer, SONT également. Le fait que je pense par un langage EST un fait.
Réels ou non, ce éléments SONT, ce monde EST, et ma conscience est dans et par ce monde.
Mais je vais continuer d’accepter que ce monde et ces principes ne sont pas tangibles, sont le fruit d’une création autre et qui m’échappe : il faut donc nécessairement qu’il soit proposé, « projeté à moi » par une instance quelconque, que je peux appeler Dieu et qui serait capable de les fabriquer, de les concevoir. Mais cette conception, même pour Dieu, suppose la possibilité-même de concevoir, selon des critères de fabrication ad hoc. Donc elle suppose une préexistence de ces principes logiques capables de se créer et de s’enchaîner dans une causalité.
Par exemple, pour écrire, dire, penser ou faire concevoir que deux et deux font quatre, il est nécessaire que moi-même puisse le concevoir préalablement, que cela ressorte donc d’une quelconque plausibilité et intelligibilité à mon esprit.
Mon supposé Dieu créateur contiendrait donc en lui la logique et les idées.
Or nous avons vu précedemment que la logique et les idées, issus du langage, sont nécessairement la désignation d’un monde tangible et réel, susceptible d’être nommé, « découpé » , symbolisé en termes et concepts. Ajoutons-y la nécessaire intersubjuectivté pour l’acquisition des modalités de ce langage.

Conclusion, les principes logiques dont j’use pour concevoir, examiner puis réfuter inexorablement le solipsisme sont en même temps des conditions sine qua non de la possibilité du même solipsisme. Le solipsisme a besoin de ce qu'il dénie pour s'affirmer

Nous sommes donc au cœur d’une aporie dont la seule sortie réside dans le rejet complet du solipsisme , à travers la validation de mes concepts, et la nécessaire réalité du monde extérieur comme seul source possible de mon être et de ma conscience..

Voici pour les arguments purement rationnels, qui ce me semble sont suffisants pour sortir du solipsisme.

Mais d’autres arguments, plus « viscéraux », peuvent amener à rejeter, tout aussi raisonnablement au final, l’hypothèse solipsiste :
Dans un premier tant, les conséquences de cette hypothèse sont pour moi insupportables. Si je m’en convainc complètement, je peux être pris pour fou (sans l’être), dans le cas ou le monde extérieur existe et si le solipsisme n’existe pas. Et si le solipsisme est réellement et que j'en prends conscience, mes repères sont trop ébranlés pour que j’y puisse continuer à évoluer.

Notre relation au monde , notre conscience, intègre donc IMMEDIATEMENT des données comme le rapport à l’autre, le sentiment, le ressenti, l’être-au-monde comme des nécessités fondatrices et motrices de notre être et de notre conscience (Sartre).

Or si je suis vraiment dans le solipsisme, tout cela est illusion.
Mais de même, comme nous l’avons vu, que le monde, illusoire ou non, EST là, devant moi, les sentiments , mes émotions, mes joies, mes souffrance, ma pitié de l’autre, l’amour, SONT là, devant moi, en moi, sont des réalités de ma conscience.

Or de telles réalité ne peuvent exister dans un monde de pur esprit et de pure conception. Considérons le personnage d’un livre bouleversant : il n’existe pas, il n’est que création, illusion. Malgré tous ces mots si bien écrits, il ne ressent rien. C’est moi, lecteur, dans mon rapport à l’œuvre, qui ressent pour lui et refabrique le sentiment. SI je suis le personnage solipsite d’un monde, je ne puis ressentir.
Or JE RESSENS, et qu’importe que le monde originaire soit illusion ou non, je ressens, et suis assez souverain en moi-même, grâce au cogito, pour être certain que je ressens.
« Je suis amoureux de cette femme », « ce film m’a bouleversé », « la mort de ce proche m’a atterré » : que cette femme, ce film, ou ce proche n’aient été qu’illusion ne change rien POUR MOI : j’ai ressenti de façon certaine ces sentiments.

Or ces sentiments échappent au mots, ne peuvent être des mots, ils sont là, comme une réalité corporelle indivisible, dont la tentative de traduction ne peut venir qu’après, avec l’Art notamment.
Un pur esprit illusionniste ne serait pas en mesure de concevoir ces choses, puisqu’en tant qu’instance simplement originelle, non organique et en relation avec rien d’autre qu’elle même, il ne pourrait les ressentir. Ne pouvant les concevoir, il ne pourrait me les transmettre. Concluons par cette phrase revigorante : les émotions et l’Art sont sont peut-être les meilleurs outils de réfutation du solipsisme.


Alors, qu’en pensez-vous ?