Se sentir obligé, est-ce renoncer à sa liberté ?

Plan
Introduction.

I-L'obligation par un pouvoir extérieur.

II - L'obligation collective.

III-L'obligation morale.

Conclusion.

• Une conception spontanée et irréfléchie de la liberté la définit volontiers comme la capacité de faire ce que l'on veut. Mais la conscience du sujet ne tarde pas à se heurter à diverses obligations, qui semblent immédiatement contrarier cette liberté, sinon obliger à y renoncer. Doit-on en déduire que, dès que l'on se sent obligé, la liberté est annulée ?

• Le cas de la servitude en paraît d'abord une preuve incontestable : puisque l'esclave est dans une situation qui lui interdit toute initiative privée et fait peser sur ses actes et sa personne un ensemble permanent d'obligations provenant de la volonté de son maître, il paraît bien illustrer une absence complète de liberté. Encore faut-il ne pas oublier que son travail, si l'on en croit la célèbre " dialectique " de Hegel, l'oriente en fait vers la seule liberté qui mérite son nom, parce qu'elle s'inscrit dans la réalité de la matière en la transformant et donne à la conscience finale de l'esclave la capacité de se saisir directement dans ses oeuvres comme conscience objectivée.

• Mais l'analyse hégélienne peut sembler très abstraite à l'ouvrier qui est tenu devant sa chaîne de montage par le règlement de l'usine : même s'il veut bien se remémorer que son travail signifie, d'un point de vue général, son humanisation et donc sa distinction définitive de tout ce qui participe encore d'un ordre simplement naturel, il risque d'y trouver une consolation d'autant plus piètre que son temps de loisir n'est lui-même, dans la société actuelle, qu'une forme de travail dérivée. La contrainte de la tâche obliire pour assurer la survie d'une famille est d'abord vécue comme négation de la liberté individuelle.

• Il en va évidemment de même lorsque l'obligation, de dimension cette fois politique, émane d'un pouvoir " tyrannique " ou totalitaire : toute loi est imposée par une volonté extérieure dont ne participe aucunement le sujet, et l'ordre politique signifie alors un ensemble d'obligations qui contrarient aussi bien la conscience de la liberté que son exercice.

La loi politique et les obligations qu'elle détermine peuvent toutefois être conçues et instaurées autrement. Par chance, tous les États ne sont pas des dictatures, et la théorie de la démocratie, telle qu'elle dérive du Contrat social de Rousseau, fait au contraire valoir que la loi ne représente rien d'autre que la " volonté générale ", dans laquelle convergent les volontés de tous les citoyens. De plus, dans la mesure où une telle loi instaure une égalité radicale de tous en même temps qu'une équivalence ou réciprocité des droits et des devoirs, elle est volontiers considérée comme le cadre que nécessite la réalisation de la liberté de chacun. Selon la formule de Rousseau : " la liberté est l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite ". On voit à quel point une telle liberté politique est distante de sa définition naïve et de la manière dont cette dernière suggérait un rapport avec ce qu'il peut y avoir de plus capricieux dans un sujet: elle se distingue en effet de l'" indépendance naturelle " qui caractériserait un homme asocial, susceptible en ce qui le concerne de n'obéir qu'à ses impulsions. La société implique au contraire une mise en ordre des impulsions, le retrait des intérêts égoïstes au profit d'un intérêt commun, et c'est dans cette mesure que l'indépendance initiale doit se transformer qualitativement en une liberté politique, où chacun trouve l'expression de ses possibilités sociales, tout comme la garantie de ses droits et l'intitulé de ses devoirs.

• Mais l'obligation par la loi politique, même si elle peut ainsi s'accorder à l'exercice de la liberté, n'est encore qu'extérieure. L'existence d'une loi morale telle que l'interprète Kant montre que doit être complémentairement (ou même prioritairement) conçue une obligation provenant du sujet lui-même, à l'occasion de laquelle sa liberté trouve à se réaliser. Telle que l'analyse la Critique de la raison pure, l'autonomie de la volonté, c'est-à-dire la capacité intérieure à chacun de déterminer sa conduite sur l'idée purement formelle d'une loi (synonyme d'obligation absolue, puisque universelle) que le sujet découvre en lui par l'exercice de sa seule raison, constitue le versant " pratique " de l'idée " métaphysique " (à ce titre inconnaissable) de liberté. Affirmer que c'est par l'autonomie que nous sommes en rapport immédiat avec l'obligation qui nous importe le plus, puisque c'est elle qui nous permet d'accéder à notre irréductible dignité, c'est aussi bien affirmer que l'obéissance à la loi qu'elle formule illustre un libre choix. 11 apparaît alors que, loin de contrarier la liberté, c'est cette résonance de la véritable obligation dans chacun qui confirme notre capacité à être libre.

Il est évidemment concevable que la liberté ainsi moralement vécue se trouve en butte aux injonctions d'un ordre politique qui en contredit les orientations : on se trouve alors face à un conflit de " devoirs " - les uns renvoyant à la moralité universelle, les autres à une raison d'État de moindre portée mais qui peut légitimement faire valoir ses droits. C'est malgré tout la

liberté du sujet qui doit alors effectuer le choix de l'obligation à laquelle il conviendra de se plier : dans un cas comme dans l'autre, l'obéissance à cette obligation constituera, non pas un renoncement à la liberté, mais bien son illustration.

Lectures

. Rousseau, Le Contrat social.

. Kant, Critique de la raison pure.

. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion.


Document

Je dis que le respect de la vie d'autrui n'est pas un devoir social, attendu qu'il existe indépendamment de l'existence ou de la nature d'une société quelconque. Quand un homme tomberait de la lune, vous n'auriez pas le droit de le torturer ni de le tuer. De même pour le vol ; je m'interdis de voler qui que ce .soit; j'ai la ferme volonté d'être juste et charitable envers mes semblables, et non pas seulement envers mes concitoyens; et je rougirais d'avoir augmenté injustement la note à payer, qu'il s'agisse d'un Chinois ou d'un nègre. La société n'a donc rien à faire ici ; elle ne doit pas être considérée.

Ou alors, si je la considère, qu'exige-t-elle de moi, au nom de la solidarité ? Elle exige que j'approuve en certains cas le vol, l'injustice, le mensonge, la violence, la vengeance, en deux mots, les châtiments et la guerre. Oui, la société, comme telle, me demande d'oublier pour un temps les devoirs de justice et de charité, seulement elle me le demande au nom du salut public, et cela vaut d'être considéré. C'est pourquoi je veux que l'on traite de la morale sociale, à condition qu'on définisse son objet ainsi : étude réfléchie des mauvaises actions que le Salut Public ou la Raison d'État peut nous ordonner d'accomplir.


rua