vaut-il mieux changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde? :

Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde et généralement, de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content. Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer (= la volonté désire) que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains, étant malades, ou d'être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses..."

Comme de nombreux sujets d'examens, le sujet est tiré du texte de Descartes (ci-dessus)


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I = Pour le sens comme orientation et signification.
Je trouve ici que la pensée est un attribut qui m'appartient: elle seule ne peut être détachée de moi." Descartes, Méditations métaphysiques (seconde)
Descartes considère le sujet comme un centre: la pensée (conscience) donne à l'individu, au moi comme présence à soi, la constante possibilité de s'élever au point de devenir par sa pensée l'origine de ses représentations et de ses actions: cette accession ne dépend que de lui, puisque la pensée est ce qu'il a en propre et ce qui ne peut être détaché de lui. A chacun revient donc cette tâche s'il veut l'accomplir: devenir maître de sa pensée c'est devenir soi même sujet en réalisant le passage de la puissance à l'acte, en quelque sorte. Même le prisonnier sera heureux s'il règle ses désirs sur l'accessible, s'il ne désire pas l'impossible liberté. Ainsi le désir/volonté et son objet peuvent être inspectés par l'entendement et être réglés par la volonté puisque le désir est de l'ordre de la pensée du sujet.
II = Pour le contexte:
Les trois maximes (ou règles pratiques) de la morale provisoire. La troisième maxime est la clé des deux premières.
Être heureux suppose que l'on sache, en effet:
Comment se comporter envers les autres pour éviter d'être persécuté ou même "harcelé" comme on dirait aujourd'hui. (Première maxime)
Comment se comporter envers soi-même, pour éviter l'inquiétude, le regret, le remords, l'indécision. (Deuxième maxime)
Comment se comporter envers le monde et la fortune (hasard heureux ou malheureux) pour éviter la tristesse de l'échec qui vient toujours de ce que nous essayons de maîtriser des choses extérieures qui ne dépendent pas de nous. (Troisième maxime)
En se comportant comme sujet, Descartes se constitue lui-même comme sujet, d'un seul mouvement: être c'est se faire.
III = Pour expliquer le texte: la troisième maxime de la morale provisoire: changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde.
Bien noter qu'il s'agit d'une maxime provisoire: Descartes pensait que la Morale devait être comme une sorte de couronne sur des sciences parfaitement constituées: la constitution de la morale exige la constitution préalable des sciences. Comme on en est très loin et que la vie "presse", Descartes décide de suivre quelques règles pratiques non parce qu'elles sont justifiées définitivement par un savoir mais parce qu'il lui semble qu'elles permettent la vie la plus heureuse possible.



Discours de la méthode, troisième partie- Suite de l'explication

Pour faciliter votre lecture, voici le sens de quelques expressions:
tâcher: à l'origine, s'acquitter d'une taxe, s'attacher à réaliser comme si c'était une dette, un devoir ("toujours").
fortune: le hasard heureux ou malheureux, ce qui ne dépend pas de moi.
que: plutôt que.
m'accoutumer: prendre l'habitude de.
notre mieux: tout ce qu'il nous était possible de faire: dans ce texte, il ne s'agit pas de se résigner, ce n'est pas dans le tempérament de Descartes. Il s'agit de ne pas essayer d'agir sur ce qui ne dépend pas de nos pensées parce que l'effort est inutile puisque c'est hors de notre pouvoir. (absolument = totalement) Pas question de se battre contre des moulins à vent.
je n'acquisse: C'est la conséquence: il est évident que si je ne veux que ce qui est accessible (ce que je peux acquérir), j'aurai tout ce que je voudrai.
content: il s'agit bien d'une maxime provisoire pour vivre heureux.
naturellement: comprendre que la volonté a pour nature d'être éclairée par l'entendement: elle ne veut donc, si elle est éclairée par l'entendement, que des choses accessibles. Cela vous permet également de comprendre "pas plus".
Bien distinguer:
L'entendement, comme ce qui aperçoit en comprenant, ce qui est pure intellection ou conception. C'est une façon de penser. L'entendement est fini, il a des limites et sortir de ces limites c'est se condamner à l'impuissance: tout pouvoir en effet exige un savoir et sans le savoir, le pouvoir disparaît.
La volonté (ou le désir chez Descartes): elle est illimitée. On peut vouloir/désirer tout ... Mais vouloir ce n'est pas avoir et pour avoir il faut pouvoir. Il faut donc s'interroger sur le désir et sur le pouvoir. La volonté/désir est désir de posséder, la sagesse sera de ne désirer que ce que nous pouvons posséder.
Le problème:
Pour changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde, pour ne désirer que ce que nous pouvons posséder, il faut trouver un moyen d'égaliser volonté/désir et pouvoir.

La solution:
Répondre à la question: sur quels objets puis-je exercer un pouvoir? = qu'est-ce qui dépend de moi?
- a) Ce qui ne dépend de moi et que je ne pourrai jamais posséder: les autres, le monde, les lois et coutumes de mon pays...
- b) Ce qui dépend de moi: ma pensée, or le désir est une pensée: de même que je peux modifier les préjugés ou les habitudes, je peux changer l'objet sur lequel porte le désir à la seule condition de ne désirer que ce qui dépend de moi. Cela suppose que le désir ne soit (pour Descartes) rien d'autre qu'un mouvement de la volonté. (Voir le texte de Descartes: "Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer")
- c) C'est une "clé" qui permet de renoncer à tout désirer: cela revient à ne désirer que les choses qui dépendent de nous et à ne pas désirer les choses qui sont indépendantes de nous, dont nous ne sommes pas les auteurs, que nous ne comprenons pas.
Conclusion:
cela revient à ne désirer que ce qui est accessible et à ne vouloir que ce que nous pouvons avoir. Ainsi, nous ne connaîtrons jamais l'échec qui est toujours subi comme conséquence d'une passion parce qu'on n'a pas réussi à agir, ni la tristesse qui en découle (sentiment d'impuissance).
Il s'agissait donc de déterminer un pouvoir car un pouvoir limité mais réel est infiniment préférable à un pouvoir théoriquement illimité mais pratiquement nul.
Ainsi, la liberté naturelle de Rousseau sera théoriquement illimitée et pratiquement nulle, à la merci de la première rencontre, alors que la liberté civile, pour limitée qu'elle soit par la loi, sera réelle. On retrouvera ce mouvement de critique, de séparation, de détermination de limites qui assure une efficacité restreinte mais réelle, dans la Critique de la raison pure de Kant.
Descartes préfèrera toujours à la connaissance de toutes les choses, tout connaître d'une chose.
Ce qu'on perd en extension, on le gagne en compréhension, comme action de prendre ensemble, d'embrasser par la pensée, ce qui correspond au précepte du dénombrement qui assure que rien n'a été omis.
IV
= Conseil de méthode pour le sujet: "Vaut-il mieux changer ses désirs que l'ordre du monde?"
Comme de nombreux sujets d'examens, le sujet est tiré du texte de Descartes (ci-dessus).
Dans tous les cas, il sera nécessaire de le situer dans son contexte et de suivre:
- dans une première partie les raisons données par l'auteur. En faisant référence explicitement à ce texte, on aura soin d'évoquer le contexte historique et de souligner que la formule n'enlève rien au courage à la hardiesse et à la "générosité" de Descartes. Tout en soulignant la force de l'argumentation, par rapport à ce qui est possible et à ce qui ne l'est pas, il faudra bien admettre que Descartes identifie la volonté et le désir, le désir n'étant qu'une volonté d'avoir un objet, 'un mouvement de la volonté .
- Une deuxième partie s'attachera donc à souligner d'une part que le désir semble bien se distinguer de la volonté puisque la volonté échoue à le transformer, ce qui remet en question la possibilité d'exercer un pouvoir sur lui.
- Autre piste complémentaire: la psychanalyse qui met en question le pouvoir du sujet: puisque la volonté ne peut rien sur le désir, il est impossible de dire qu'il l'exprime.
"Le désir, fonction centrale à toute l'expérience humaine, est désir de rien de nommable. Et c'est le désir qui est en même temps à la source de toute animation." Jacques Lacan, Le séminaire, II.
Cela signifie, semble-t-il que le désir ne peut être désir d'appropriation d'un objet comme l'affirme Descartes.
On voit que "changer ses désirs" semble à la pensée contemporaine une tâche impossible parce que le sujet ne peut, selon elle rappeler à l'ordre ce qui le structure comme sujet.
Pour la recherche des idées:
Vaut-il mieux changer ses désirs que l'ordre du monde? (Descartes)
ou ... peut-on égaler désir et pouvoir pour ne jamais être déçu? mais le désir n'excède-t-il pas toujours le pouvoir? Voir le désir et le besoin (lien ouverture nouvelle fenêtre)
1) Sommes-nous l'auteur de l'ordre des choses? Peut-on agir sur ce qu'on n'a pas créé?
-N'est-il pas sage de ne désirer que ce qui est accessible?
-Le contentement de pouvoir sur soi même ne peut-il être atteint?
-La générosité: Descartes, Traité des passions article 153.
===Transition, le volonté peut-elle modifier un désir? Puis-je transformer un désir par la seule volonté? Si je renonce à essayer de réaliser un désir n'est-ce pas sur la seule action que j'ai un pouvoir?
2) Si changer ses désirs est impossible ne vaut-il pas mieux essayer de modifier l'ordre du monde? Quelles objections peut-on faire à Descartes:
-Y a-t-il un pouvoir du sujet sur lui- même? N'est-il pas aussi impuissant à changer ses désirs que l'ordre du monde?
-Si le désir constitue le sujet, le sujet a-t-il un pouvoir de maîtrise sur ce qui le constitue? conséquences pour le sujet? Voir Jacques Lacan, Le Séminaire II. Le Seuil page 262, 263.
3) utiliser dans aide aux dissertations, la volonté n'est-elle que la force d'un désir?
Une remarque:
On peut se demander si les critiques ne portent en fait que sur un sujet "donné", ce que personne n'a jamais soutenu. Le sujet (auteur de ses représentations et de ses actions) n'est-il pas l'horizon de l'individu, une possibilité à réaliser si on le veut.


La sagesse, si décriée à notre époque, resterait donc possible.
Reste que ce texte nous concerne tous dans notre recherche du bonheur que ce soit une illusion ou pas. La plupart de nos maux, ne viennent-ils pas de ce que nous désirons qu'autrui désire ce que nous désirons ce qui est une manière de l'inviter à vivre une autre vie que la sienne!: au risque de compromettre notre contentement en l'attachant à un désir ou une volonté qui n'est pas la nôtre.
L'idéal stoïcien dont s'inspire Descartes garde donc toute sa valeur parce que, chaque fois que nous l'oublions, en voulant quelque chose qui ne dépend absolument pas de nous, notre bonheur est compromis: notre volonté n'est pas éclairée par notre entendement.
Le désordre signifie l'absence d'un ordre et une invitation à une mise en ordre par celui qui en a la capacité.
Francis Courtès, dans son livre La Raison et la Vie (Vrin) écrit en parlant de la vie: "Selon notre courage, nous la trouverons belle ou nous serons désolés de notre insuffisance" (page 309).


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Voir dans le premier post le numéro 104
La morale, l'action, le bonheur, .....