Faut-il se méfier de l'amour ?

Introduction.

Analyse des termes.

Amour :

a) sens général et le plus courant : attachement, désir de fusion, entre deux êtres. C'est donc quelque chose dont on attend : du plaisir, du bien, le bonheur.

Domaine : affectif; sentiment, ou passion?

b) sentiment : affection pour quelqu'un (amour filial; amour maternel; amour du prochain, etc)

c) attachement exclusif et excessif envers quelqu'un ou quelque chose : c'est alors une passion (l'Amour-passion)

Se méfier : on se méfie de quelque chose ou de quelqu'un qui ne nous fait pas confiance, parce qu'il nous a déjà trompé, ou parce qu'il est susceptible de nous tromper, malgré qu'il ait l'apparence contraire. (On se méfie, dit-on souvent, des apparences).

Faut-il :

a) nécessité physique : il faut/il est nécessaire de manger si on veut se maintenir en vie (on ne peut faire autrement, c'est une contrainte naturelle)

b) obligation morale : il faut/on doit obéir à la loi (c'est un devoir, quelque chose qui nous oblige; que les hommes soient naturellement enclins à être méchants, ne change rien à un devoir, puisque le "doit-être" ne dérive pas du "ce qui est").



Mise en rapport des termes (problématique, présupposé, enjeu).

Faut-il donc se méfier de l'amour? Ie, d'abord, l'amour, au lieu d'être une source de bien, de bonheur, de plaisir, ne serait-il pas source de maux (malheur, souffrance autant physique que morale, et contraire à la morale)? N'est-il pas alors, dans ce cas, de l'ordre de l'erreur, de l'illusion? (puisqu'au premier abord, on croit qu'il nous rendra heureux, etc)

Mais cette illusion est-elle dangeureuse? En effet, pour qu'il soit nécessaire de se méfier de l'amour, tout comme par exemple il est nécessaire de se nourrir pour se maintenir en vie, encore faut-il que l'erreur ou l'illusion qu'il provoque soit dangeureuse. Cette interrogation nous mène donc à chercher de quel ordre peut bien être cette illusion, et de quels dangers elle est la source.

On se demandera ensuite s'il faut se méfier de l'amour au sens éthique : alors, cet amour est-il nécessairement lié au mal, et peut-être à l'extinction de la société? L'amour est-il nécessairement néfaste à l'homme, à la fois au sens physique et moral? Se méfier de l'amour, est-ce alors un devoir, une obligation morale?

La réponse à ce questionnement ne suppose-t-elle pas qu' il y aurait plusieurs sortes d'amour, des amours positifs et négatifs, des usages positifs ou négatifs de l'amour? Plutôt donc que de se demander s'il faut se méfier de l'amour, il convient donc se demander : de quel amour faut-il se méfier?

I- L'amour est-il une illusion? Et si oui, est-ce une illusion vitale ou éthique?

A- D'abord, on peut facilement montrer que l'amour est une illusion. En effet, comme l'a montré Stendhal dans De l'Amour, l'amour nous trompe.

Cf. la cristallisation.

Erreur sur la réalité : nous ne voyons plus le réel tel qu'il est; nous ne voyons pas non plus notre bienaimé tel qu'il est réellement Nous croyons aimer quelqu'un pour ce qu'il est réellement, mais en fait, nous n'aimons, à travers lui, que l'idée qu'on se fait de l'amour.

Il faut donc bien se méfier de l'amour. -Préciser que cet amour dont il s'agit ici est la passion au sens strict du terme : ie, une attirance exagérée et dominante, exclusive, pour quelqu'un (ou quelque chose, mais c'est moins pertinent).

B- Mais si l'amour nous trompe, est une illusion, puisqu'il idéalise son objet, et ne le voit pas comme il est réellement, mène-t-il à la souffrance, physique, morale ? Et, peut-être, à la mort? (Ie : est-il nécessaire de s'en méfier)

-Souffrance physique : pas très pertinent

-A la souffrance morale : après tout, c'est bien ce à quoi renvoie l'étymologie du terme de passion : "patior" : je souffre, je subis. La passion n'est-elle pas quelque chose qui devient pour moi un fardeau, dont je deviens l'esclave?

Cf. deuxième phase de la cristallisation : l'amour tourmente

-A la mort : cf. Tristan et Iseult. L'amoureux fou va s'isoler de la société, du réel, pour vivre son amour "librement". Ce qui peut évidemment mener à la folie et à la mort (sous-entendu : l'homme est bien un être inter-subjectif, qui n'est rien sans la société)

C- Obligation morale ? L'amour s'oppose à la vérité, puisqu'il déguise son objet. Ce que nous aimons dans l'amour ce n'est pas ce que nous croyons. Mais est-ce néfaste pour la morale? Si nous devons nous méfier de l'amour, est-ce parce qu'il contredit la morale? Parce qu'il est source de mal et non de bien, et ce, essentiellement?

D'abord, que suppose la morale? On peut répondre que la condition qui fait de nous des êtres moraux, c'est que l'on soit libre. En effet, nul ne peut nous accuser de notre forfait, si nous ne sommes pas considérés comme libres. Nous sommes certes coupables d'avoir commis un crime, nous en sommes bien la cause, l'origine, mais nous n'en sommes peut-être pas responsables. S'il est admis par des spécialistes que je n'étais pas en possession de toute ma raison, alors, on dira que je ne porte pas la responsabilité de ce crime, puisque je n'ai pas consciemment accompli cet acte. En général, on dit que ce qui m'a fait accomplir cet acte, c'est l'alcool, ou la folie, ou un choc émotionnel intense qui remonte à ma petite enfance (l'inconscient), et évidemment, la passion, l'amour passionnel.

L'amour fait donc partie de ce qui me pousse à faire des choses sans que j'en sois vraiment conscient, ou sans que je puisse rien y faire. L'amour, c'est une force aveugle qui, comme l'inconscient, agit sur moi à mon insu, et m'aliène à moi-même. Je ne m'appartiens plus, je ne suis plus moi. C'est que je suis complètement obsédé par cet amour, plus rien ne compte pour moi, si ce n'est cet amour. Dès lors, si un obstacle surgit sur la voie qui me mène vers la réalisation de cet amour, tous les moyens seront jugés bons pour anéantir cet obstacle. Celui qui est "victime" d'un amour fou se moque de la morale, il emploiera un moyen moralement condamnable s'il lui paraît nécessaire à la réalisation de sa passion. Exemple : tuer sa femme et son amant s'ils commettent un adultère ou même si je crois seulement qu'ils le font.

De plus, l'amour est souvent égoïste et malveillant. Cf. opposition entre un amour "concupiscent" et un "amour bienveillant" : l'amour bienveillant mène à vouloir et à faire le bien des autres; l'amour concupiscent au contraire n'est que désir de l'autre, ie, désir de possession. Ce qui m'intéresse en l'autre duquel j'attends du bien, c'est juste mon propre plaisir, la satisfaction de mon désir. Cet amour là ne renvoie donc qu'à moi-même... Ainsi l'amour concupiscent envers quelqu'un est un amour qui nie autrui, qui ne le respecte pas. Pour reprendre la formule de Kant, cet amour traite autrui seulement comme un moyen, mais pas en même temps comme une fin en soi.

Il faut donc se méfier de l'amour, au sens éthique cette fois. L'amour passionnel est dangeureux car il mène irrésistiblement à l'accomplissement d'actes moralement condamnables.

C'est bien ce que montre Kant dans L'anthropologie au point de vue pragmatique. L'amour étant une passion, il empêche toute réflexion, tout usage normal de la raison. Celui qui est amoureux fou n'est plus en mesure d'écouter sa raison. Dès lors, comment pourrait-il être moral, mener à accomplir une action morale? En effet, qu'est-ce qu'une action morale selon Kant? C'est une action qui est accomplie seulement par pur respect de la loi morale. Elle a pour origine la raison, mais la raison en son sens pratique. Il faut savoir se placer du point de vue de tout homme pour savoir si mon acte est moral. Ie, savoir faire usage de la raison, raisonner. Exemple : pour savoir s'il est bien ou mal de tuer mon prochain, il faut que je puisse me demander si cet acte est contradictoire ou non (application d'une règle logique), et ce qui se passerait si tout le monde en faisait autant. Si j'aboutis à une contradiction, alors, mon acte est immoral.

Voyons si l'amoureux fou peut accomplir cela et donc agir conformément à la morale. Peut-il se demander si son acte est contradictoire, et si par exemple il mène à l'extinction de l'humanité? Non, car il ne peut écouter sa raison, il est sous l'emprise de la passion.Peut-il agir et même agit-il en faisant comme si tout le monde pouvait en faire autant? Non, car il ne se soucie nullement du reste des hommes. Ce qui l'intéresse, c'est lui, ce sont ses petits intérêts égoïstes. Ne pensant qu'à la satisfaction de son intérêt propre, à satisfaire son amour, l'amoureux fou ne peut qu'ignorer l'aspect universel de la morale.

Conséquence : c'est un devoir de se méfier de l'amour, car si on l'universalisait, ce serait sans doute la ruine de la société. On a donc raison de dire qu'il faut se méfier de l'amour.

II- Mais n'avons-nous pas restreint, ci-dessus, l'amour à la passion? Tout amour est-il passion, et faut-il donc se méfier de tout amour? Tout amour mène-t-il nécessairement à la mort, au malheur, et au vice, à la perte de maîtrise de soi? Après tout, la vie est-elle possible sans amour? N'est-ce pas une nécessité vitale? Et l'amour n'est-il pas parfois source de bien?

A- En effet, l'amour n'est pas seulement synonyme de passion au sens d'attachement exclusif et unique envers quelqu'un ou quelque chose. Descartes, dans le Traité des passions, rattache ainsi l'amour au sens plus général du terme de passion. La passion, c'est le domaine de l'affectif. Est passion tout phénomène qui a pour origine le corps, mais qui est ressenti comme en l'âme même. Le lieu originaire de la passion, c'est le corps. Mais elle est vécue comme psychologique. Ce qui nous intéresse pour notre analyse, c'est que tout ce qui est de l'ordre de la passion, est de l'ordre de l'affectif, c'est un sentiment.

L'amour étant une passion, est donc un sentiment. Or, le sentiment, nous dit Descartes, est ce qui fait que nous avons un rapport au monde; ce qui fait, par conséquent, que nous voyons les dangers ou les bienfaits des choses de ce monde. Sans lui, je ne serais pas averti qu'il faut s'échapper lorsque je vois un danger (peur); ou que la nourriture m'est néfaste...

Cf. déf cartésienne précise de l'amour (TPA, 79): "l'amour est une émotion de l'âme causée par le mouvement des esprits, qui l'incite à se joindre de volonté aux objets qui lui paraissent lui être convenables" ; (TPA, 80)"en sorte qu'on imagine un tout duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre".

Ainsi, sans l'amour, je serais incapable de savoir ce qui m'est "convenable", et de m'unir à cette chose. Donc : incapable d'être heureux, puisque ma "moitié" me resterait inconnue!

J'ai donc besoin de l'amour car il est de l'ordre de la nécessité vitale. Il n'est pas nécessaire de se méfier de l'amour, car il n'est pas cause de souffrance ni mortel en soi. Les passions, nous dit Descartes, sont toutes bonnes de leur nature. C'est leur mauvais usage seulement qui peut nous être néfaste.

Mais alors, s'il y a un mauvais usage de l'amour, on doit quand même faire attention, et donc se méfier de l'amour! Ce dont on ne doit pas se méfier, c'est de l'amour modéré (ie, comme sentiment non excessif). Ainsi, on ne dira pas qu'il faut se méfier de l'amour modéré envers sa fille, sa mère, ou son fiancé. S'il est accompagné de réflexion, alors, il est modéré et je ne risque pas de me tromper sur les qualités réelles de la réalité et a fortiori de l'objet de mon amour.

B-Mais est-il pour autant moral? N'est-il source que de bien, de vertu?

Certes, il n'est pas toujours source de bien, mais il est susceptible d'être la source de la plus grande des vertus humaines : cf. la générosité. Vertu consistant à savoir ce qui a de la valeur et ce qui n'en a pas. Ainsi, je m'efforcerai de savoir ce qu'il est convenable d'aimer et ce qui ne l'est pas.

Ce que dit Descartes, c'est qu'il y a des amours négatifs et des amours positifs. Certains sont source de vertu et d'autres de vice. Il n'est donc pas moralement nécessaire de se méfier de l'amour, étant donné qu'il ne s'oppose pas toujours à la morale, qu'il ne nous déséquilibre pas nécessairement, qu'il ne nous aliène pas toujours, etc.
C- Cf. les grands amours désintéressés (amour du prochain, etc). ne sont pas condamnables car ce que nous désirons, c'est le bien des autres, etc.


Il n'est donc pas nécessaire, ni physiquement ni éthiquement, de se méfier de l'amour. Tout amour n'est pas nuisible à l'homme au sens où il mènerait nécessairement à la mort, à la souffrance, et au vice. On dira même qu'il est dangereux de se méfier de l'amour, puisqu'alors, on dit qu'il faut s'en débarrasser; or, nous en avons besoin pour vivre, et pour vivre "avec douceur".

III- Mais l'amour au sens strict n'est-il toujours néfaste à l'homme et donc condamnable? Ainsi, le problème ne serait pas résolu. L'amour en effet est essentiellement amour passion. C'est de cet amour-ci qu'il convient donc de savoir s'il faut s'en méfier.

Nous avons dit que l'amour au sens de passion excessive, est nécessairement source de vices, et ne peut mener au bien. Il ne serait que synonyme de mal, de souffrance, de malheur. Mais est-on sûr que l'amour ne nous mène à rien de valable, à rien de grand et de louable? Demandons-nous donc si l'on pourrait agir sans amour. L'amour, c'est ce qui fait qu'on va se polariser sur un objet unique, ou une personne unique. On ne voit plus que lui, ou qu'elle. Exemple : le scientifique; le peintre; l'amoureux fou. La vie sera-t-elle nécessairement insupportable? L'amour mènera-t-il à la destruction, soit de moi-même, soit de quelqu'un d'autre, soit même de l'humanité entière? Au contraire, nous répondrait Hegel : sans cet amour excessif, nous serions inactifs. Nous ne ferions jamais rien, nous ne créerions rien, nous ne prendrions pas goût à la vie, parce que rien n'aurait d'intérêt pour nous. Aimer, c'est, comme il le dit des passions en général dans La raison dans l'histoire, prendre intérêt à quelque chose. Grâce à l'amour, de grandes choses vont pouvoir être accomplies. Exemple : l'amour de César pour Cléôpatre a changé l'histoire de l'humanité de manière décisive. Pas d'amour, pas d'histoire, pas d'art, de science, etc.

Mais comment peut-on en arriver à une réponse tellement opposée à celle de Kant? C'est que, pour Hegel, la raison divine, Dieu, ou la providence, a bien fait les choses. Les hommes sont ainsi faits qu'ils ne peuvent agir seulement sous les injections de la raison pure pratique, qui leur enjoint de n'agir que de façon déintéréssée? Et bien, "je vais me servir de ces passions qui sont le moteur de l'action, et les diriger vers le bien, qui est la fin de l'histoire". Telles auraient pu être les pensées du réel sujet de l'histoire, la raison divine. Hegel parle de "ruse de la raison" : la raison divine ruse, car elle se sert des passions des hommes pour réaliser son but : l'avènement du droit, de la raison, et de la liberté dans l'histoire.

Ainsi, pourquoi se méfier de l'amour-passion? Il n'a pas seulement des effets néfastes puisqu'il réalise le progrès de l'humanité. De plus, il n'est nullement illusion, puisqu'il réalise l'histoire. Réaliser, c'est ici rendre plus réel. L'amour ne me trompe donc pas, puisqu'il réalise le bien le plus grand qui soit...

Conclusion. Toutefois, si l'argument de Hegel est convaincant, il ne l'est que si on accepte son présupposé : que l'histoire va vers une fin rationnelle et qu'elle est gouvernée par une raison divine assez rusée et puissante pour pouvoir transformer les passions en bien. Sans ce présupposé, tout s'écroule. Si l'amour, quand on le modère, ou quand il est accompagné de réflexion, n'est pas nécessairement néfaste mais peut nous apporter bonheur et vertu, l'amour passion nous paraît bien être quant à lui dangeureux et néfaste à l'homme. Il faut donc bien s'en méfier. On répondra donc à la question initiale que s'il faut se méfier de l'amour, il ne faut pas se méfier de tout amour, mais seulement de l'amour passionnel.

C'est plutôt cette question que tu dois traiter. La religion n'a rien à faire dans ton sujet me semble-t-il.

Aide de Lucie1