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Discussion: La parole dans Le Phèdre de Platon.

  1. #1
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    Par défaut La parole dans Le Phèdre de Platon.

    Première perspective de lecture:

    Comme chaque fois qu'il veut donner à penser quelque chose d'essentiel et qu'il pressent que la dialectique échouerait, Platon a recourt au mythe. Dans le Phèdre (274b- 275b) c'est le mythe de Theuth qui introduit la distinction entre l'enseignement écrit et l'enseignement parlé. Theuth est présenté comme l'inventeur des lettres de l'écriture et Platon nous fait assister à un dialogue entre Theuth et Thamous, roi d'Egypte, un autre dieu (Ammon). Deux "semblables" échangent, discutent sur la valeur de l'écrit.
    Que dit l'inventeur? Il présente ses inventions (dont les lettres) comme s'adressant à tous, comme un bénéfice, ce qui fera du bien. Il identifie l'oeuvre avec son intention créatrice.
    Au contraire, le roi Thamous distingue Theuth de ses inventions et l'interroge sur leur utilité, jugeant, à travers les réponses du dieu, l'oeuvre et non le dieu et se plaçant sur le plan de ce qui est vraiment utile ou de ce qui est inutile. Rythmée par les blâmes ou les louanges de Thamous la discussion se poursuit. Arrivé aux lettres de l'écriture Theuth détermine l'utilité de l'invention: la connaissance de l'écriture est un remède contre le défaut de mémoire et le manque de science.
    Thamous, tout en relevant le génie inventif de Theuth, répond par une distinction qui revient à refuser le contenu de ce que Theuth vient d'affirmer. Autre est celui qui découvre, autre est celui qui peut apprécier les conséquences de la découverte, peser, comparer les dommages et l'utilité qui s'en suivront. Autrement dit ce sont les actions qui font l'histoire et non les intentions de l'auteur. Or, pour Thamous, Theuth parce qu'il est l'auteur ne peut juger des dommages de son oeuvre sans se méjuger lui-même. Seul le dialogue vivant permet à l'auteur de défendre ce qui peut être défendu. Comme tout bon auteur qui se respecte, Theuth agit en "père" soucieux de bien doter son enfant dans une sorte de générosité restreinte qui est aveuglement. Il y aurait donc un point aveugle de toute oeuvre que seul l'intercommunication, l'intersubjectivité vivante synchronique pourrait faire apparaître.

    Le discours de Thamous va alors mettre en lumière ce point aveugle: l'écrit fait disparaître la maïeutique, l'effort pour se ressouvenir, l'acte de compréhension: on croira que la connaissance est au dehors, dans les lettres, et on oubliera que la connaissance exige la réminiscence. Theuth a inventé un remède ou plutôt un poison, ce qui fera croire qu'on peut se passer de l'âme pour comprendre! Quant à la prétendue "science" des écrits elle n'est qu'illusion sans la compréhension qui seule peut la faire vivre: une abondance d'informations d'une tête bien pleine mais incapable de discuter, de penser. Si la discussion s'arrête après ce discours c'est que, pour Platon Theuth n'a rien à répondre. Phèdre semble avoir beau jeu de souligner et railler la "facilité" du recours au mythe qui permet de tout dire...
    Platon-Socrate rétorque en le rappelant à l'essentiel: l'important dans un discours c'est sa vérité et non l'auteur ou le lieu dans lequel il est prononcé. Par la voix de Thamous le dieu Ammon affirme la distance entre d'une part l'oeuvre et d'autre part l'acte qui la produit ou qui la comprend: l'oeuvre de Theuth n'est pas l'intention de Theuth car l'écrit, comme une peinture, ne répond pas si on l'interroge: il ne fait que répéter la même chose. L'écrit, comme le tableau veut se faire passer pour un être vivant mais il se tait et est donc bien à la merci de tous comme l'orphelin que son père ne peut défendre. L'écrit est un incapable à la lettre, à qui on peut tout faire: un cadavre, une trace.(275b-275e).

    Résumons la richesse de ce texte: l'oeuvre, séparée de l'auteur avec le point aveugle que seule une discussion vivante révèlerait; la naïveté de ceux qui se confient à l'écrit sans paroles à des simulacres; l'incontournable maïeutique.

    Le primat de la parole sur l'écriture est-il un préjugé? Le soutenir n'est-ce pas s'interdire de jamais comprendre l'origine du sens l'origine, l'origine de la vérité? Comment nier la proximité de la voix à elle-même, cette possibilité de toujours se reprendre, de nuancer, qui est notre vécu quotidien? Comment nier que le sens soit d'abord une intention, une parole intérieure sans laquelle l'écrit n'aurait plus sa raison d'être. Le livre, dans le mouvement de l'écriture n'est pas une juxtaposition d'idées, mais le fruit d'un jaillissement, d'une orientation, d'un flux de paroles.
    Le Théétète est un dialogue écrit et donc lu. Platon montre comment doit s'écrire le dialogue: en mêlant à l'écrit la dimension vivante qui l'animait pour lui donner le mouvement de la parole créatrice. L'intérêt du prologue qui porte sur l'écriture c'est qu'il nous donne la conception même de Platon: l'écriture se déploie selon un rythme ternaire. Tout d'abord une rédaction rapide, des notes. Puis, "à loisir", une rédaction écrite composée. Enfin une sorte de va et vient entre "l'interrogation" de Socrate et le texte à corriger.

    L'écrit est donc - source d'un dialogue avec Socrate, d'un dialogue avec soi-même et de l'interrogation de Socrate pour éprouver la fidélité de la mémoire. Écrire en dialoguant c'est affirmer la prééminence de la parole (143a), restituer la parole en continuant de parler. Au contraire de Protagoras qui affirmera: "ce qui est vrai c'est ce que j'ai écrit" (166d), mettant ainsi la vérité dans un passé figé, Platon veut montrer qu'il est possible d'écrire autrement: l'écriture est une pratique qui exige de faire le bon usage du logos qui doit sans cesse circuler, aller à travers pour vivifier l'oeuvre. L'écrit n'est pas une chose mais un acte: or un acte ne peut être qu'incarné. C'est donc la pratique qui est le véritable savoir, pratique de la maïeutique (148-149) par l'homme du temps libre, libéré de l'urgence, qui parle dans la "paix" et "à loisir" parce que chaque propos nouveau lui donne plus de satisfaction que l'ancien. Ceux qui dialoguent ainsi cherchent à atteindre le réel. Un écrit vivant sera donc un écrit sans cesse réécrit grâce à ce logos que l'échange fait circuler en lui. Écrire autrement c'est bien écrire en dialoguant dans un mouvement dialectique par lequel le sens est toujours à venir comme si tout savoir impliquait la mort, la disparition, comme si la dialectique de l'écrit et de l'oral revenait à apprendre sans jamais pouvoir se dire savant Bonne lecture
    A bientôt
    Joseph Llapasset

    ° Rubrique philo-fac http://www.philagora.net/philo-fac/
    Sur un entretien aves Monsieur Besnier , dans la prestigieuse revue, Sciences et Avenir

  2. #2
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    Distance dans le Phèdre entre conscience mythique et conscience philosophique:


    - Alors que la conscience mythique ne s'étonnait de rien dans une sorte de sommeil, la conscience philosophique s'éveille, calcule, s'étonne, problématise et, ce faisant, "se problématise" elle-même en essayant de dégager ses propres conditions de possibilité: elle se découvre étrangère - et étrange - dans une société qui ne se soucie que du simplement utile et ne se pose même pas la question de savoir ce qui importe vraiment dans une existence: une société qui ne s'interroge pas elle-même.
    Le dialogue qui réunit deux interlocuteurs s'intériorise dans un dialogue intérieur qui devient le mouvement même de la pensée: le dialogue ouvre donc un double champ de recherche:

    •le monde des opinions par la diversité permet la comparaison;

    •le monde comme lieu des problèmes et le moi comme mystère puisque celui qui cherche est impliqué dans ce qu'il cherche.

    -L'acte de philosopher s'oriente bien comme une réflexion, un retour sur ce que l'on croit savoir ou ce que l'on croit être. Lorsque Socrate s'enquiert en arrivant où en est la philosophie? : c'est toujours de savoir qu'il parle: qu'est-ce qu'on a cherché à découvrir de ce qui est réel, de l'essence?

    - Ce dont Platon se détourne ce n'est donc pas du mythe mais du dogmatisme de l'opinion qui habite le mythe: il s'agit de se réveiller, de ne plus confondre le donné et ce qui est à conquérir. Le mythe n'est pas récusé par la philosophie, il est utilisé: il ne peut lui servir que si elle le débarrasse de l'opinion. On comprend que Platon, Plotin, et bien d'autres, ont pu utiliser le mythe pour faire comprendre, pour signifier lorsque la pensée logique s'arrête devant ce qu'elle ne peut exprimer.

    Ce n'est plus un récit qui endort l'étonnement, mais un symbole, un chemin que l'on emprunte pour penser ce qui dépasse l'ordre déductif - et que l'on oublie -, mais qui donne à penser pour peu que la réflexion philosophique l'ait débarrassé de son dogmatisme.


    A bientôt
    Joseph Llapasset
    Sur un entretien aves Monsieur Besnier , dans la prestigieuse revue, Sciences et Avenir

  3. #3
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    Il faut comprendre que Platon loin de vouloir anéantir la rhétorique (il y a de la pensée dans toute rhétorique et ...de l'agilité) voudrait en faire un instrument de la philosophie en extirpant tous les germes de fausseté et d'illusion qu'elle porte en elle, telle qu'elle est pratiquée à Athènes.

    http://www.philagora.net/ph-prepa/me...rhetorique.php

    A +
    Joseph Llapasset
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  4. #4
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    Autrement dit il faut distinguer la langue et la parole comme utilisation personnelle de la langue
    omprendre:
    Si toute langue implique la conception d'un monde qu'elle fait apparaître n'y a-t-il pas un danger de faire apparaître une pseudo réalité qui dévalorise la réalité ou qui la fait oublier: alors le discours que rien ne règle devient démesuré, fou, au gré des désirs de la foule et de ceux de l'orateur: le pouvoir des mots finit par produire des simulacres et à faire vivre la foule dans le monde du rêve, de l'artifice, de la peinture ou de la poésie .
    Sur un entretien aves Monsieur Besnier , dans la prestigieuse revue, Sciences et Avenir

  5. #5
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    Bonjour à toutes et à tous
    En ces temps de vacances je me régale du phèdre et de son petis ruisseau...
    J'y vois une image du bien, beauté et vérité bien unie dans la liberté de l'acte de penser.
    Mais peut-être que je rêve .
    En tout cas le sujet proposé me semble une mine pour la prépas : la parole , création de soi, par soi , liberté d-un dialogue intérieur . Action et contemplation bien unies dans l'acte de penser.
    Un régal que cette ballade
    Lélé

  6. #6
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    Intéressant , lélé!
    Bravo pour les perspective du hibou.
    J'ajoute qu'il est essentiel pour un prépas de relier les trois oeuvres dans une même perspective:
    par exemple: parole et réalisation de soi dans les trois oeuvres
    mais aussi, et cela sortirait des ritournelles habituelles:
    l'auteur et l'oeuvre: réalisation de soi?

    ou, plus classique:
    contemplation et acte
    ou encore
    La parole belle et la parole vraie.
    Les prépas o,t un bon programme
    Un ami qui veut le Bien
    Philippe

  7. #7
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    Et certes.
    Mais sans oublier le thème: La parole.....
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  8. #8
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    J'aime bien
    " L'écrit est donc - source d'un dialogue avec Socrate, d'un dialogue avec soi-même et de l'interrogation de Socrate pour éprouver la fidélité de la mémoire. Écrire en dialoguant c'est affirmer la prééminence de la parole (143a), restituer la parole en continuant de parler."

  9. #9
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    Je conseille de bien approfondir, en lisant Phèdre:
    La parole et la violence, la manipulation ètant violence
    et la parole/la vérité, point clé, selon moi pour Platon

  10. #10
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    Un éclairage :
    ***8226;
    Qu'est-ce qui importe dans une vie d'homme libre?


    Son existence même témoigne de sa liberté dans la problématisation de ce qui semble aller de soi. Derrière ce que l'on appelle la philosophie, il n'y a que des philosophes, des paroles qui s'efforcent d'être un logos. Si le philosophe ne peut échapper au mythe, c'est un peu comme celui qui en critiquant la philosophie fait de la philosophie. Philosophie et mythe ont, différemment certes, pour cause la parole qui les font exister.Bonne rumination
    Joseph
    Sur un entretien aves Monsieur Besnier , dans la prestigieuse revue, Sciences et Avenir

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