L’homme, par rapport aux animaux, possède une particularité qui les distingue d’eux : la rationalité. On ne sait pas s’il s’agit d’une faculté innée, un « instinct rationnel » qu’il aurait acquis récemment au fil de l’évolution, ou bien s’il s’agit d’une faculté acquise. Les scientifiques et les philosophes sont toujours en débat là-dessus. Quoi qu’il en soit, l’homme est le seul à pouvoir raisonner, faire des inférences ou des déductions. L’animal peut utiliser des éléments de son environnement à son profit, à l’image de l’oiseau qui fait son nid, mais il ne s’agit pas d’innovation propre à l’individu. L’animal évolue lentement, à une vitesse quasi géologique, sur des milliers de générations ; l’homme, grâce à sa faculté rationnelle, peut élaborer toutes sortes de réflexions jusqu’ici jamais vues. Il peut le faire en tant qu’individu, sur une durée comparable à celle de la vie humaine (sur plusieurs années) et pas seulement sur une durée géologique, en tant qu’espèce.
Si l’homme est un animal, et s’il n’échappe pas aux lois du règne animal, il n’en est pas moins l’animal le plus évolué de la Terre. Peut-être n’est-il pas au sommet de l’évolution, mais en ce moment, il est sans doute la forme de vie la plus avancée du globe.
Sa faculté rationnelle déborde du cadre des simples raisonnements, puisqu’elle lui permet de ressentir des émotions beaucoup plus élaborées que n’importe quel animal. Cela montre une corrélation entre la complexité des pensées et celles des émotions ; ce qui n’est pas sans rappeler les thèses des psychologues comportementalistes, selon qui les pensées sont sous-tendues par les instincts (dont un « instinct rationnel » ?) et sous-tendent elles-mêmes les émotions. Même s’il existe des rapports directs entre émotions et instincts, les pensées ont le pouvoir d’influencer la quasi-totalité de l’émotion.
Cette faculté donne à l’homme le sens de l’esthétique (il est le seul à pouvoir parler de beau et de laid), l’idée de morale (même si celle-ci, d’après l’historiographie qu’en fait Nietzsche dans sa Généalogie, a pu naître de la rancune), mais aussi et surtout la faculté de se poser la question de soi-même.
Nul doute que les animaux sont conscients de leur propre présence, mais ils ne s’interrogent pas dessus. L’homme, au contraire, le fait. Qui ne s’est jamais demandé qui il était, ou qu’est-ce qu’il était ?
De nombreux philosophes se sont posés la question de la nature de l’esprit. Nous pouvons saisir facilement les objets qui nous entourent, mais pouvons-nous nous saisir nous-mêmes, nous, les sujets percevants ?


La plupart des philosophes se sont entendus pour séparer l’individu en deux entités : le corps et l’esprit. C’est cet esprit, disent-ils, qui constitue la conscience et qui perçoit ce qui l’entoure. C’est aussi cet esprit qui s’interroge sur lui-même.
Mais quelle est sa nature ? Peut-on le décrire comme on peut décrire le corps ? Et est-il vraiment différent du corps ?

Platon a divisé l’esprit en trois entités différentes, qui interagissent entre elles :
- Le nous, la partie rationnelle, qui raisonne et est la plus apte à « diriger » ce qui l’entoure ;
- Le thumos, littéralement « ce qui bout en nous ». C’est la partie courageuse de l’individu, qui peut aussi bien le pousser à se conduire bravement que le rendre colérique, selon qu’elle est adjointe à la partie rationnelle ou à la partie désirante ;
- L’épithunia, la partie désirante, qui est source de nos désirs et de nos émotions « viles ».
L’esprit est la combinaison de ces trois entités. Platon le sépare du corps et affirme que l’âme a vécu avec les Idées, les choses en soi, avant d’être incarnée dans un corps. D’où la formule qu’il donne par la bouche de Socrate : « le corps est le tombeau de l’âme ». L’esprit où la partie rationnelle est développée doit s’élever vers les Idées, inaltérables et immortelles.
Mais le système de Platon est complètement arbitraire. Rien ne prouve la validité de ses entités dans l’esprit, à part les ficelles rhétoriques de Socrate. D’ailleurs, l’esprit peut-il être réduit à une combinaison d’éléments ? N’est-il pas plutôt quelque chose d’unifié ?

C’est l’avis de Descartes, qui ne reprend pas les idées de Platon. En revanche, il reprend tous les poncifs chrétiens pour définir la nature de l’esprit : il est opposé au corps, de telle manière que « quand l’esprit agit, le corps pâtit », et inversement. L’âme, immatérielle et immortelle, est reliée au corps par la glande pinéale (l’hypophyse). Là aussi, cette définition est arbitraire. Néanmoins, Descartes se montre particulièrement novateur dans son traité Des passions de l’âme : au lieu de rejeter les émotions en bloc, comme la plupart des gens de son époque, il les analyse une par une et montre en quoi elles peuvent nous être utiles si nous savons les gérer de manière rationnelle. Descartes nous explique aussi que contrôler ses propres émotions avec son esprit rationnel est difficile, mais très utile : « tout notre bonheur et notre malheur proviennent des passions », avoue-t-il. Après avoir écrit les Méditations, Descartes reconnaît le rôle des passions : elles ne sont plus perçues comme une tentation diabolique (selon le point de vue chrétien), mais comme des processus naturels sur lesquels nous pouvons influer, même si eux-mêmes nous influent.
Au XVIIème siècle, Descartes était déjà précurseur de la psychologie comportementaliste ! Mais sa définition de l’esprit laisse à désirer, car elle se borne à répéter ce que dit l’Eglise : « l’esprit est l’opposé du corps, et les deux ne s’entendent que parce que telle est la volonté de Dieu ». Le concept d’animal-machine, selon lequel les animaux ne sont que pure corporéité et pur instinct, est du même tonneau.
D’ailleurs, les quatre post-cartésiens (Spinoza, Leibniz, Pascal et Malebranche) se sont tous moqués de cette conception de l’esprit humain, ne tenant au corps que par la glande pinéale.

Plus tard, l’étude de l’esprit humain connut un essor considérable avec la psychologie. Nietzsche décrivit, de manière ambigüe, l’esprit comme étant partie intégrante du corps et dirigé par les instincts, mais il fallut attendre Freud pour décrire avec précision ce qu’il croyait être l’esprit. Selon Freud, l’esprit est divisé en trois principes :
- Le moi (la conscience) ;
- Le ça (l’inconscient, les pulsions refoulées par le moi) ;
- Le surmoi (les règles morales acquises pendant l’enfance, devenues une seconde nature plus ou moins inconsciente).
Ces entités existent-elles vraiment ? Freud a tenté de le prouver par l’expérience. Mais d’autres psychologues ont prouvé le contraire, toujours par des expériences… Un débat sans fin s’en est ensuivi. Aujourd’hui, la psychologie est toujours divisée en plusieurs courants de pensées, parmi lesquels le freudisme. Mais les théories de Freud ont été, sans nul doute, influencé par ce qu’il a lui-même vécu ; un complexe incestueux et maniaco-dépressif qui l’a conduit à placer l’interdit de l’inceste au cœur de la personnalité de chacun. De là, peut-on conclure que ses théories sont fumeuses ?
Je n’oserais pas aller jusque-là, mais je puis dire que la psychologie comportementaliste (qui pousse l’individu à changer son comportement conscient pour changer son inconscient, plutôt que l’inverse) donne beaucoup plus de résultats.

Certains scientifiques, eux, s’inspirent des expériences physiques menées sur le cerveau pour déduire que l’esprit est totalement physique. Si on altère certaines neurones, l’esprit de l’individu est dégradé (ou pas) selon la zone altérée. On en a déduit que l’esprit était purement physique.
Certes, on a prouvé que la base de l’esprit était purement physique. Mais qu’en est-il de l’esprit lui-même ? S’il est purement physique, alors il n’est que le résultat des processus chimiques du cerveau. Il n’est plus qu’un ordinateur. Comment, alors, expliquer l’existence de la conscience, des émotions… qui ne peuvent pas, dans toute leur complexité, provenir exclusivement de processus chimiques ?

Afin de répondre à cette question, je pencherais pour une thèse proche du bouddhisme : celle du « continuum de conscience ».
Si nous nous penchons sur nous-mêmes, nous nous apercevons que nous ne sommes que ce que nous pensons, et ce qui est présent à l’état latent dans l’esprit. Cela n’a pas de propriété solide, comme une table ou une chaise. Si nous arrêtons de penser à telle ou telle chose, cette chose s’évanouira et disparaîtra de notre esprit, jusqu’à ce que nous y pensions de nouveau.
On peut en déduire que l’esprit est un continuum de conscience, dont l’existence ne se fait qu’au travers de l’élaboration de pensées, de représentations, de sentiments… Ce qui n’est pas sans rappeler la célèbre phrase de Descartes : « je pense donc je suis ». En effet, si nous ne pensons pas et ne ressentons rien, qu’est-ce qui prouve que nous sommes ? Qu’est-ce qui prouve que notre conscience n’est pas une illusion, ou le rêve d’un légume immobilisé sur un lit d’hôpital ?
L’esprit n’a pas d’existence continue hors de sa propre activité. Si cette activité s’arrête, nous devenons des légumes, et qui peut dire que notre esprit existe encore ? Un électro-encéphalogramme plat est le symbole de la mort cérébrale. Si notre cerveau n’est plus actif, l’esprit n’existe plus. Son existence tout entière repose sur son activité. D’où l’idée de « continuum de conscience ».
Cela nous ramène à la matérialité de l’esprit. Après tout, s’il est mesurable par un instrument comme l’électro-encéphalogramme, l’esprit n’est-il pas purement corporel ?

Je ne peux pas croire que la conscience et la complexité de l’esprit humain puissent être, tout entières, logées dans de simples processus chimiques. Comme disait Bergson : « la conscience déborde le cerveau ».
Et si ce « continuum de conscience » était immatériel, c’est-à-dire au-delà de la pure corporéité, mais s’appuyait sur une base purement matérielle (le cerveau) ?
Cela peut sembler contradictoire. Pourtant, on peut comparer l’existence d’un continuum de conscience immatériel à celle de la musique. Pour produire de la musique, il faut jouer d’un instrument, ce qui n’a rien de métaphysique. Pourtant, qui peut toucher le son ? Il n’a ni localisation, ni forme, ni support fixe. Le son est un continuum. Lui aussi, pour exister, doit être actif et non simplement présent. Si le musicien s’arrête de jouer, le son n’existe plus. La matière n’a pas besoin d’être produite à chaque instant par un support matériel ; elle est présente, tout simplement.
Le son n’est pas entièrement métaphysique, puisqu’on peut le mesurer, mais il n’est pas physique au même sens que la matière.
Peut-être qu’il en est de même pour l’esprit : la seule différence, c’est que l’esprit est infiniment plus complexe que n’importe quelle symphonie… et que son support (le cerveau) est, lui aussi, beaucoup plus élaboré que n’importe quel instrument.

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