Schopenhauer, dans le Monde comme volonté et comme représentation, s’est exprimé ainsi :

C’est par l’effort tenté pour se délivrer de quelque doute qu’on devient philosophe, vérité que Platon, exprime en disant que « l’étonnement est le sentiment philosophique par excellence ». Mais ce qui distingue en cela les vrais philosophes des faux, c’est que, chez les premiers, le doute naît en présence de la réalité elle-même ; chez les seconds il naît simplement, à l’occasion d’un, ouvrage, d’un système, en présence duquel ils se trouvent mis.
Schopenhauer attaque ensuite Fichte sur ce point, en disant qu’il n’est devenu philosophe qu’à propos de la « chose en soi » de Kant. Mais son idée du vrai philosophe pose une question beaucoup plus large : qui est un « vrai » philosophe, et qui ne l’est pas ? Par ailleurs, est-ce que Schopenhauer a raison ?



Les philosophes sont généralement peu enclins à parler d’eux-mêmes, à quelques exceptions près. Heureusement, il y a toujours des témoins et des biographes pour le faire à leur place.

- Platon, pour ce que l’on sait de lui, ne respecte pas l’affirmation de Schopenhauer. Au départ, il voulait devenir tragédien, et il a écrit quelques poèmes tragiques quand il était adolescent. Vers dix-huit ans, il rencontra Socrate et discuta avec lui. Après cette conversation, le jeune poète tragique Platon brûla ses poèmes et décida de devenir philosophe. Il suivit Socrate et se mit à la philosophie, avec le succès que l’on sait. Platon a traité toutes sortes de questions, allant de la politique à la morale en passant par l’esthétique ou bien la théorie de la connaissance. Pour autant, il ne semble pas avoir douté de quoi que ce soit avant de rencontrer Socrate. Selon les témoignages, c’est en discutant avec Socrate qu’il fut pris de nombreux doutes, et qu’il décida de brûler ses poèmes. Si on s’en tient à l’affirmation de Schopenhauer, Platon n’est pas un vrai philosophe. Ce qui, vu la quantité et la qualité de son œuvre, semble faux.
- Aristote était un « assoiffé de connaissance », selon l’expression d’un témoin, et il est parti à Athènes à 18 ans pour suivre les cours d’Isocrate. Mais il n’en fut pas satisfait et s’inscrivit à l’académie de Platon. C’est là qu’il fut remarqué, pour son intelligence, et qu’il coucha par écrit ses premières réflexions philosophiques. La vie d’Aristote est assez mal connue, et on ignore s’il fut pris d’étonnement au contact de la réalité ou non.
- Descartes était, comme Aristote, quelqu’un qui voulait apprendre. Sa particularité est qu’il était assoiffé, non seulement de connaissances, mais aussi de certitudes. Cela montre que, dès son plus jeune âge, il entretenait déjà des doutes au sujet de toutes sortes de choses. C’est pour cela qu’il voulait « se délivrer » du doute, comme le dit Schopenhauer, et qu’il dévora littéralement des dizaines de livres pour y trouver des réponses. Descartes a lu tout Platon, tout Aristote et aussi beaucoup de productions néo-platonistes. Mais il n’en fut pas satisfait, et dira même, plus tard, que pratiquer la dialectique platonicienne revenait à « mettre sa raison en vacances » ! Il décida donc de se délivrer lui-même du doute, en fondant une nouvelle science sur la base qui lui paraissait la plus élevée, à savoir la métaphysique. Descartes aurait mieux fait de choisir une base solide plutôt qu’une base purement abstraite, mais malgré ses défauts, son œuvre reste la mère de la philosophie occidentale. Selon l’affirmation de Schopenhauer aussi bien que selon l’influence qu’il a eu, Descartes est un vrai philosophe, et un des plus grands.

Si on se penche sur la vie des grands philosophes, on découvre que l’affirmation de Schopenhauer est presque toujours exacte. A part Platon, Fichte (que Schopenhauer traite « d’imitateur » de Kant) et Jean-Paul Sartre (qui n’est vraiment devenu philosophe qu’après avoir lu Heidegger), la plupart des philosophes se sont d’abord posé des questions, avant d’y chercher la réponse dans les livres… et, à défaut de pouvoir la trouver, ils l’ont cherché eux-mêmes.
Néanmoins, quel genre de questions se posent d’abord les philosophes ?
La plupart d’entre eux sont assez discrets sur ce point. Le seul qui l’a évoqué directement est Nietzsche. Dans la Généalogie de la morale, il a dit que la première question philosophique qu’il s’était posée, c’était « d’où vient le mal ? ». Nietzsche avait quatorze ans quand il s’est posé cette question. La réponse qu’il avait trouvé à l’époque était celle-ci : puisque Dieu a créé l’être humain, c’est de lui que vient le bien, mais aussi le mal. Par conséquent, Dieu est responsable du mal comme du bien. Même si cette réponse peut paraître assez manichéenne, elle préfigure déjà « l’assassinat » de Dieu, et le dépassement du manichéisme lui-même. Et pourtant, Nietzsche n’avait que quatorze ans !

Le genre de questions que les philosophes se posent semble assez explicite sur la manière qu’ils ont de voir les choses. Ainsi, Descartes a commencé à se poser des questions sur le monde lui-même (c’est-à-dire l’objet), avant de passer à l’être humain, tandis que Nietzsche s’est d’abord interrogé sur le sujet (l’individu) avant d’interpréter le monde, beaucoup plus tard, comme volonté de puissance. L’interrogation du philosophe est essentiellement démonstrative des points qui titillent sa curiosité, et qui sont eux-mêmes révélateurs de son point de vue initial. C’est une question de généalogie : pourquoi nous posons-nous telle ou telle question ? Pourquoi, par exemple, Descartes a-t-il été avide de connaissances naturalistes (portant sur le monde et sur l’univers), tandis que d’autres ont été plus attirés par l’être humain ?
Même si on ne répond pas à cette question, on peut en déduire que chaque question que nous nous posons a une raison d’être. Nietzsche ajouterait que cette raison est avant tout émotionnelle, voire instinctive : « nos pensées ne sont que les ombres de nos émotions », dit-il. Nous avons toujours un présupposé intuitif.

Cette idée m’a évidemment conduit à me poser moi-même la question des questions que je m’étais posées. En réfléchissant, je me dis que toutes mes premières questions philosophiques portaient sur le sujet, et jamais sur l’objet. Intuitivement, l’existence de l’objet extra-humain m’a toujours parue évidente, et ce n’est qu’à l’extérieur que j’ai découvert les oppositions sujet/objet, ou bien la métaphysique universelle.
Ma première question philosophique sérieuse était : « que devons-nous faire ? ». Il me paraissait évident que, si nous existions, c’était nécessairement pour faire quelque chose. Car si nous ne faisions rien, toute l’habileté acquise par la pratique (quelle que soit la discipline ou l’art dont on parle) disparaissait, et on ne devenait plus capable de rien. Ce qui signifiait que nous devions nécessairement faire quelque chose en particulier, puisque notre condition nous obligeait à agir. Par une curieuse coïncidence, j’avais, comme Nietzsche, quatorze ans au moment où je me suis posé cette question ! La réponse que je viens de donner, je l’avais aussi trouvée à cette époque. Au final, j’ai suivi les idées d’Epicure, en me disant que si nous étions sur Terre, c’était nécessairement pour être heureux. Sinon, à quoi bon vivre ?
Le seul bémol que je puis apporter a posteriori à cette réponse, c’est qu’à l’époque, j’avais une idée assez égocentrique du bonheur. Tout le monde n’a pas la même idée du bonheur ou du malheur. En réalité, la « recherche universelle du bonheur » ne peut pas être imposée de force hors de l’Occident (c’est ce qu’on a tenté de faire avec les droits de l’homme). La seule chose universelle, qui vaille pour tous les êtres vivants et pour tous les individus, c’est le développement : « croître et multiplier » pour devenir toujours plus fort et plus complexe au fil du temps. C’est une réponse darwinienne.

Et vous, lecteur, quelle a été la première question à avoir suscité votre curiosité ?