Nous nous servons de la raison lorsqu’il s’agit de réfléchir, de prendre une décision, et, en philosophie, de saisir le monde. Mais cette raison a-t-elle des limites ?
Selon Kant, oui. Avant Kant, la raison n’avait pas de contradictions propres, elle respectait le principe de la non-contradiction. Avec lui, elle devient susceptible de tomber dans la contradiction dès qu’elle dépasse ses limites. Elle engendre des conclusions contradictoires si elle va au-delà de la compétence de l’homme.
Pour Kant, la raison n’est pas qu’une faculté spéculative. C’est aussi un désir de connaissance, de découverte et d’ordonnement ; la raison est un désir d’elle-même. Kant critique toutes les prétentions spéculatives qui vont jusqu’à l’absolu. Pour lui, la seule connaissance véritable est celle des sciences naturelles, avec l’expérience physique et les conclusions empiriques. L’entendement, une faculté spéculative, est comme la raison, sauf qu’il se contente de poser des règles pour un domaine particulier. La raison, au contraire, est architectonique ; c’est-à-dire qu’elle veut tout rassembler sous une unique loi. Par exemple, Newton, qui a rassemblé ciel et terre sous un même loi, celle de la gravité universelle. L’univers entier est soumis à cette loi. Mais d’où vient cette force de la gravitation ? La raison n’en a jamais assez et veut rassembler l’univers sous une loi inconditionnelle. C’est une quête infinie. En réalité, la raison n’est pas qu’une faculté spéculative ; elle désire quelque chose. On veut synthétiser le pluriel sous une loi unique.
L’entendement se contente de sa niche, comme le dit un de mes profs, et la raison veut totaliser l’infini. Mais elle va au-delà de ses limites et tombe dans des contradictions insolubles. Regardez les systèmes de Descartes et de Spinoza : deux systèmes absolument logiques, où les failles sont très peu nombreuses, mais dont les raisonnements et les conclusions sont contraires. Et pourtant, aucun d’entre eux ne peut se voir reprocher de manquer de logique, sauf peut-être Descartes lorsqu’il se laisse berner par la preuve ontologique de l’existence de Dieu.
Selon Kant, les domaines où la sagesse humaines échoue sont au nombre de trois. Il s’agit de la psychologie, de la cosmologie et de la théologie.
- Si l’homme est au-delà de la détermination, il échoue. La psychologie veut sonder le fond de l’âme humaine. Mais pour qu’elle y parvienne, il faudrait que ce ne soient pas des hommes qui tiennent la sonde psychique. L’âme humaine est un abîme sans fin, et nos lumières ne suffisent pas à l’éclairer. Pouvons-nous nous connaître nous-mêmes à ce point ? Il n’y a pas de connaissance possible de l’âme humaine, comme il y a une connaissance possible de l’anatomie humaine, ou de la nature. Dans ces conditions, la psychologie empirique n’a pas grande valeur. On peut parler de la « personne » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de la « persona », du masque de l’acteur de tragédie attique. Mais on ne peut parler avec certitude de ce qu’il y a sous le masque. Comme le dit mon professeur de philosophie de l’art : « regardez les procès criminels. Lorsque les psychologues et psychiatres montent au prétoire pour décrire la santé mentale de l’accusé, c’est le rendez-vous des clowns. Ils disent tout et son contraire au sujet de n’importe qui, sur à peu près n’importe quelle base. On peut faire des expériences valables sur des rats, sur des souris, sur des singes ; mais pas sur l’homme. L’homme n’est pas un objet d’expérience. »
(Je serais tenté d’ajouter qu’il est plutôt un sujet d’expérience.)
- La cosmologie : elle veut avoir toutes les connaissances rassemblées sous une unique loi. Cependant, pas de science de l’univers possible. On ne peut connaître avec clarté des astres situés à des millions d’années-lumières de nous. Cela reste de la spéculation, et il existe des dizaines de théories et de thèses sur l’univers ; toutes sont valables, mais indémontrables, dès lors qu’on s’appuie sur des faits concrets. Pour considérer l’univers avec clarté, et dans sa globalité, il faudrait un point de vue hors de l’espace et du temps. Ce qui est impossible.
- Théologie : Dieu peut être pensé, mais non connu. Il n’est ni dans l’espace ni dans le temps. Là où il est, s’il existe, nous ne pouvons pas le chercher. Les preuves de son existence sont des sophismes et n’ont aucune valeur. Kant en dénombre trois :
1) La preuve ontologique de Saint Anselme : « Dieu a toutes les perfections ; l’existence est la moindre des perfections ; donc, Dieu a la perfection de l’existence, et il existe ». Sauf que Saint Anselme confond l’existence et l’idée d’existence, tout comme il confond Dieu et l’idée de Dieu. De toute façon, son discours est purement rhétorique, et on peut le considérer comme sans valeur logique.
2) La preuve cosmologique ;
3) La preuve cosmo-théologique, également connue sous le nom de « théisme expérimental ». Elle part de l’organisation merveilleuse et complexe de l’univers pour en déduire qu’il y a forcément un Dieu derrière tout cela. Problème : leur « évidence » n’en est pas une, et les sciences modernes montrent de plus en plus que le créationnisme n’a aucune preuve scientifique.
La dialectique, lorsqu’elle s’aventure au-delà des limites de la raison, devient un groupe de châteaux de cartes, qui démontrent tout et son contraire. « La philosophie pense dans les nuages ». On peut aussi construire un table des systèmes possibles, pensables a priori. Kant cherchera à le faire, mais abandonnera en cours de route, et Hegel reprendra cette idée dans son histoire de la philosophie.
Il existe une pensée de l’absolu. Pour Kant, elle est basée sur l’illusion. L’illusion est pire que l’erreur. Car l’erreur, une fois réfutée, n’existe plus ; alors que l’illusion, même réfutée, existe encore. L’exemple classique est celui du bâton plongé dans un verre d’eau. Même si on explique les lois de la réfraction, cela n’empêchera personne de voir le bâton « cassé » à la surface de l’eau.
L’homme a un désir d’inconditionnel et d’absolu, qui est la raison. Les contradictions sont produites par la raison elle-même, lorsqu’elle s’aventure au « pays des glaces », rempli d’illusions que reflètent la mer et les icebergs, et où on ne peut rien produire.
La dialectique philosophique n’est alors qu’une guerre de la raison contre elle-même. Le sceptique, lui, est celui qui observe ; il reste retranché et observe les « grandes intelligences » se battre dans des combats stériles. Les controverses peuvent être sans fin.
Néanmoins, Kant n’est pas le fossoyeur de la métaphysique. Celle-ci pose la question de l’absolu ; Kant se contente de déplacer son point d’appui. Il n’y a pas de connaissance de l’absolu possible. Pour Kant, les vérités ne sont jamais vraies, mais exactes. Qu’est-ce qui est vrai ? Seule la morale kantienne est vraie et inconditionnelle. Le seul absolu est celui de la moral, le reste étant exact ou relatif. L’action est absolue. L’absolument vrai n’est pas dans la science, mais dans la loi qui régit nos actions. L’homme doit veiller sur l’humanité dont il est le dépositaire. Il y a une inconditionnalité de la liberté qui est en lui, et cette liberté est garantie par les lois de la morale kantienne. Quant à la prétention à vouloir connaître l’inconditionnel, elle est simplement amusante, pour le sceptique.

Voilà une partie de la pensée kantienne, qui porte sur les limites de la raison. Elle montre où la raison est sujette à des contradictions insolubles, et où elle ne peut pas s’aventurer, sous peine de ne plus rien produire d’exact.
Seulement, la pensée de Kant est-elle absolue ? Si la morale kantienne est absolue, elle doit avoir été engendrée par un absolu. Le non-absolu ne peut pas engendrer l’absolu ; il y a une contradiction logique. Par ailleurs, l’obéissance à une morale inconditionnelle est frustrante et grinçante, car inconditionnelle. Pourquoi irions-nous obéir à quelque chose qui ne repose sur rien ?
On a plutôt l’impression que Kant, après avoir démoli les certitudes qu’on pouvait avoir, s’est rendu compte que « si Dieu n’existe pas, tout est permis ! » Mais plutôt que de tomber dans un scepticisme radical dont il n’a pas pu se sortir, Kant a préféré se raccrocher désespérément à quelque chose d’autre, la morale. Celle-ci est censée être absolue.
Mais l’est-elle vraiment ? Quelques exemples suffisent à anéantir toute morale, en retournant chaque coin par plusieurs contradictions. En voici un, qui est classique. Supposons qu’un de mes proches vienne chez moi. Il est poursuivi par des assassins, et me demande de le cacher. C’est ce que je fais. Les assassins viennent alors sonner chez moi, et me demandent si celui qu’ils cherchent est là. Pour la plupart des gens, il est évident que je ne le ferais pas. Pour moi en particulier, l’honneur, la loyauté et les liens que j’entretiens avec mon proche m’obligeraient à mentir. Cependant, la morale kantienne interdit le mensonge. Et elle est inconditionnelle, c’est-à-dire qu’elle ne souffre aucune exception. Dans ces conditions, si je suis kantien, je suis obligé de dire aux assassins que celui qu’ils cherchent est là. Même si celui-ci se fait tuer juste après.
On a opposé cet exemple à Kant, de son vivant, et il a répondu qu’il fallait quand même dire la vérité, car ne pas le faire serait une offense envers la vérité elle-même. Puis-je vraiment tout sacrifier pour me raccrocher à un absolu ?
Plutôt que de m’astreindre à cela, je préfère créer des valeurs. Dieu n’existe pas, tout est permis ! Alors, pourquoi se raccrocher à un absolu factice, et ne pas s’appuyer sur l’immanence ? David Hume estimait déjà que la morale religieuse était un signe de déclin ; car elle palliait le déclin de l’instinct de vertu. Au départ, selon lui, on pratique la vertu pour le simple plaisir de la pratiquer. Mais si cela vient à disparaître, on crée des commandements rigides pour faire respecter une vertu mise au pas.
Chez Nietzsche, on est au-delà du bien et du mal, et on cherche des valeurs. Sauf que ces valeurs ne sauraient être transcendantes. En rejoignant Hume, on peut les appuyer sur le concret, le réel. Pourquoi serais-je vertueux, si on me dit que la vertu consiste à prier je ne sais quelle idole et à donner un denier au prêtre d’en bas de chez moi, alors que la vertu ne serait plus qu’une contrainte stérile vidée de son sens ? Il y a du plaisir à être vertueux ; la joie de rendre autrui heureux, de voir sa joie… Le philosophe peut et doit s’appuyer sur la raison, même pour critiquer celle-ci (et même Nietzsche l’a toujours fait) ; pourtant, il devient aussi un moraliste, dans le sens où il cherche des valeurs. Comme disait Zarathoustra :
« - Maître, que dois-je faire pour être heureux ? - Je ne sais pas. Sois heureux et fais ce que tu veux. »
Pour terminer, je dirais que Kant, malgré tout le respect que je lui dois, fait une légère confusion. Il dit que la raison n’est pas qu’une faculté spéculative, qu’elle est aussi le désir de totaliser l’infini. Mais est-ce qu’il ne confond pas la raison avec le désir de connaître ? La raison n’étant pas toute-puissante, elle peut être utilisée trop loin, comme c’est le cas dans la psychologie ou la cosmologie. Cependant, je continue à différencier la faculté spéculative qu’est la raison et le désir de toute-connaissance qu’on a pu avoir, en le rangeant (à tort) du même côté que la raison. Une raison qui va au-delà de ses limites n’est pas qu’une faculté spéculative ; c’est une faculté spéculative détournée et surexploitée. On peut aussi ne pas la détourner, ni la surexploiter, comme Kant l’a montré en identifiant les domaines où elle tombait dans des contradictions.