Je rentre tout juste de la fac. Tout à l’heure, je prenais le métro pour aller de Clignancourt (où sont certains sorbonnards de première et de deuxième année) à chez moi. Pour cela, je dois faire une bonne partie de la ligne 4 avant de prendre une correspondance qui me mène à une autre ligne, où je n’ai plus que quelques stations à parcourir. Depuis le temps que j’emprunte les couloirs, je les connais par cœur, je n’ai pas besoin de regarder les panneaux pour savoir où aller. Je marchais donc entre la ligne 4 et cette autre ligne, sans faire attention à ce que je faisais, car je repensais au cours sur le totalitarisme que j’ai eu il y a une heure à peine. Il y avait beaucoup de monde dans les couloirs et je me frayais un chemin entre les gens, en « pilote automatique ».
Coup de chance : à peine arrivé sur le quai, une rame débouche du tunnel. Je vais donc me placer devant une porte, que j’ouvre, en poussant sur la poignée. Un homme en costume-cravate gris sort à grand pas, et hurle : « vous pouvez laisser descendre ! »
Je regarde à côté de moi, je regarde où je suis, et je m’aperçois que je me suis collé devant la porte du wagon ! L’homme pouvait à peine descendre. D’habitude, pourtant, je ne me colle pas devant la porte comme le dernier crétin venu. Si je l’ai fait, c’est parce que j’ai vu distraitement quelqu’un d’autre devant la porte, juste devant : du coup, j’ai fait pareil.
(La personne en question était une grosse blackette en boubou avec un bébé dans les replis du tissu et un gamin par terre, soit dit en passant. Par un curieux hasard, lorsque je vois des femmes qui ramènent d’énormes poussettes prenant toute la place, ou qui viennent avec une tripotée de gamins hurlants, il s’agit toujours de grosses blackettes en boubou. En plus, il arrive souvent qu’elles puent l’eau de Cologne de chez Monoprix-Barbès, vous savez, celle qu’on achète au litre et qui sent comme les toilettes de la gare de Lyon… Quand ce n’est pas carrément le paquet de cuisses de poulet/kébab/burger qui dégage une horrible odeur de graillon. Mais bon, c’est moi qui doit être raciste, c’est pour ça. Allez, on y croit.)
Revenons à nos moutons. L’homme en costard-cravate avait l’air plutôt fatigué, maussade, mécontent ; il a jeté des regards furieux vers la rame, sans me les destiner en particulier, avant de disparaître dans un couloir. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? me suis-je dit. En réfléchissant, je me rend compte que j’ai agi comme un mouton : ayant vu quelqu’un d’autre prendre toute la place devant la porte, je me suis mis à côté pour faire la même chose, sachant que je n’étais pas attentif à ce que je faisais. J’en déduis que le « pilote automatique » m’a fait agir comme autrui, sans m’en rendre compte, par instinct grégaire.
Je ne pensais pas à ce que je faisais. Je ne me suis pas rendu compte que je me mettais juste devant la porte, empêchant ainsi quelqu’un de descendre, même si je voyais la personne derrière la vitre – sans y faire attention.
Pourquoi ? Parce que mon esprit était ailleurs. Le pilote automatique a pris le relais, mais il a suivi l’instinct grégaire, même si, dans ces circonstances, c’était une mauvaise idée.
Malgré notre intellectualité, l’instinct existe toujours. On pourrait dire qu’il reste présent dans le corps, puisque je me suis mis physiquement devant la porte sans y penser, et pas dans l’esprit. Pourtant, c’est faux ; car le corps n’avance pas tout seul. Je ne suis pas allé devant la porte contre la volonté de mon esprit. En y allant, je savais ce que je faisais, même si je ne m’en préoccupais pas.

Comme quoi, le moutonnisme nous guette à chaque instant… Je peux me vanter d’avoir des idées politiques anticonformistes, mais ce n’est pas pour ça que je suis immunisé contre le moutonnisme. C’est un instinct grégaire qui parle, et comme tout instinct, il a plus de force que n’importe quelle pensée rationnelle.
Si un instinct peut avoir assez de force pour guider le corps, il guide aussi l’esprit. Il fait partie de notre inconscient.
Or, être un « guerrier de la connaissance », comme le dit Zarathoustra, n’est-ce pas un combat contre soi-même ? N’est-ce pas se battre contre ses propres instincts, ou une anticipation de ceux-ci dans le but de créer une connaissance, théorique ou pratique ?
Le chemin est encore long, on dirait