Pour une fois, évitez la manie consistant à prendre du recul à l’évidence textuel, afin d’apprécier les favoris suivants dans la catéchèse nietzschéenne (avec l’automatisme de recul habituel, on passe à côté du sens philosophique) :
Extraits de "Humain, trop humain I" de Frédéric Nietzsche
19. Le nombre.
L'invention des lois numériques s'est faite à partir de l'erreur qui régna dès les origines, savoir qu'il existerait plusieurs choses identiques (mais en fait il n'y a rien d'identique), que du moins il existerait des choses (mais il n'existe pas de "chose"). Admettre une pluralité, c'est toujours postuler qu'il y a quelque chose qui se présente plusieurs fois: mais c'est là justement que l'erreur est déjà maîtresse, là que nous feignons déjà entités et unités qui n'existent pas. - Nos perceptions de l'espace et du temps sont fausses parce qu'elles conduisent par un examen conséquent à des contradictions logiques. Toujours, dans toutes nos formules scientifiques, nous faisons inévitablement entrer quelques grandeurs fausses en ligne de compte; mais ces grandeurs étant du moins constantes, comme par exemple notre perception de l'espace et du temps, les résultats de la science en reçoivent malgré tout une exactitude et une certitude parfaites dans leur enchaînement entre eux; on peut continuer à bâtir sur eux - jusqu'à ce terme ultime où l'erreur du postulat fondamental, où ces fautes constantes entrent en contradiction avec les résultats, par exemple dans la théorie atomique. C'est bien là qu'encore et toujours nous nous sentons forcés de postuler une "chose" ou un "substrat" matériel qui reçoit le mouvement, alors que toute la méthode scientifique s'est justement donné pour tâche de résoudre en mouvements tout ce qui est de nature réique (matérielle) : là encore, notre sensation nous fait séparer ce qui meut et ce qui est mû, et nous ne sortons pas de ce cercle parce que la croyance aux choses est liée à notre être de toute ancienneté. - Lorsque Kant dit: "L'entendement ne puise pas ses lois dans la nature, mais les prescrit à celle-ci", c'est on ne peut plus vrai relativement au concept de nature que nous sommes forcés de rattacher à celle-ci (nature = monde comme représentation, c'est-à-dire comme erreur), mais qui ne représente que la sommation d'une quantité d'erreurs de l'entendement. - A un monde qui n'est pas notre représentation, les lois numériques sont tout à fait inapplicables: elles n'ont cours que dans le monde de l'homme.
20. Reculer de quelques échelons.
Un degré assurément très élevé de culture est atteint quand l'homme surmonte ses terreurs, ses idées superstitieuses et religieuses, et cesse par exemple de croire aux anges gardiens ou au péché originel, ne sait plus même parler du salut des âmes: une fois parvenu à ce stade de libération, il lui reste à fournir son plus intense effort de réflexion pour triompher encore de la métaphysique. Après quoi cependant un mouvement rétrograde est nécessaire: il lui faut, de ces représentations, comprendre la justification historique autant que psychologique, il lui faut reconnaître que les plus grands progrès de l'humanité sont venus de là et que, faute de ce mouvement rétrograde, on se priverait du meilleur de ce que l'humanité a réalisé jusqu'à présent. - Sur ce point de la métaphysique philosophique, de plus en plus nombreux sont ceux, je le vois bien maintenant, qui en ont atteint le terme négatif (à savoir que toute métaphysique positive est une erreur), mais rares encore ceux qui reviennent de quelques échelons en arrière; c'est qu'il convient en effet de franchir du regard le dernier degré de l'échelle, sans doute, mais non pas de vouloir s'y tenir. Les plus éclairés réussissent tout juste à se libérer de la métaphysique et à lui jeter en arrière un regard de supériorité: alors qu'il est aussi nécessaire ici qu'à l'hippodrome de tourner à l'extrémité de la piste.